LE 29 SEPTEMBRE 1991
Le dimanche où « les tripes » ont parlé

Alison Pelotier
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Il y a trente ans, la grande mobilisation du Dimanche des Terres de France ressemblait près de 300 000 personnes à Paris. Réunissant le monde rural au sens large, cette manifestation a marqué les esprits et a permis de mettre un coup de projecteur sur la « France profonde ». Retour sur une journée de liesse, un cortège historique et des discours qui ont marqué l’Histoire du syndicalisme agricole.

Le dimanche où « les tripes » ont parlé
Le 29 septembre 1991, près de 300 000 personnes ont défilé à Paris sur huit kilomètres.

Une journée hors du temps… Le 29 septembre 1991 raisonne encore dans la mémoire du monde rural. « Je n’ai jamais connu aucune manifestation semblable à celle du Dimanche des Terres de France. C’était juste surréaliste ce qui se passait sous nos yeux », se rappelle Jean-Luc Flaugère, à l’époque président du Centre régional des jeunes agriculteurs (CRJA) Rhône-Alpes. Alors que les prévisions envisagent 100 000 manifestants à Paris, ils sont finalement près du triple à manifester dans les rues de la capitale. Cette année-là, le président de la FNSEA, Raymond Lacombe, et son équipe sont à l’initiative de cette grande mobilisation à laquelle artisans, professions libérales, associations, maires ruraux, élus locaux, régionaux et même nationaux décident de se joindre. Objectif : marquer la reconnaissance des campagnes françaises et mettre fin à la désertification du milieu agricole.

La ruralité pour cause commune

« On a mobilisé très large, la cheville ouvrière, c’était le syndicalisme agricole mais nous étions vraiment soutenus par toutes ces autres professions concernées comme nous par l’exode rural », raconte Jo Giroud, 70 ans aujourd’hui et à l’époque président de la FDSEA du Rhône. Dans une interview donnée à la presse agricole régionale le 4 septembre 1991, Albert Thiévon, alors le président de la FRSEA Rhône-Alpes, s’exprimait sur l’importance de rallier tous les ruraux à cette cause : « Chaque individu qui part de son village met en danger son voisin, l’école, le commerce local, l’atelier de l’artisan. Son départ pour la ville crée un préjudice à toute la communauté. Chacun sent bien la fragilité de notre milieu mais ne sait pas très bien comment s’y prendre pour faire barrage à ce déclin. » En plein coeur de Paris, cette mobilisation qui a pour objectif de sensibiliser l’ensemble de la population française raisonne comme un cri d’alarme en direction de l’opinion publique et des décideurs nationaux.

Un cortège interminable

Ce 29 septembre 1991, parmi les dizaines et les dizaines de cars qui entrent à tour de rôle dans la capitale, douze proviennent du département de l’Isère. À l’intérieur, 620 manifestants n’ont rien laissé au hasard, ni les banderoles, ni le casse-croute ! Les régions, qui prennent part à la manifestation par ordre alphabétique attendent leur tour pour pouvoir accéder à un cortège interminable long de huit kilomètres. « Les premiers manifestants étaient revenus au point de départ que les derniers n’étaient même pas encore partis », se souvient Gilbert Limandas, secrétaire général de la FDSEA de l’Ain à l’époque. « Nous avons mis deux à trois heures pour rentrer dans le cortège. Le service d’ordre était impressionnant, on avançait tout doucement face à un déchaînement de journalistes et de photographes à la recherche de la photo du jour. » Jean-Luc Flaugère, lui, était sur le podium à l’arrivée du cortège, aux côtés de « pointures » comme Raymond Lacombe et Philippe Mangin, le président du Centre national des jeunes agriculteurs (CNJA). « J’avais la responsabilité avec Gérard Lapie, secrétaire général adjoint de la FNSEA, d’occuper les manifestants. Nous chantions des chansons, accompagnés par le musicien Thierry Col, nous faisions aussi passer des messages de part et d’autre du cortège. Les gens s’entassaient, faisaient du surplace, nous avions le souci que tout se déroule sans heurt ni tension et c’est ce qu’il s’est passé. Les Parisiens à leur fenêtre ou à leur balcon nous applaudissaient. Certains sont même descendus pour nous offrir un verre de vin ou de champagne… Il y avait une ambiance bon enfant. Nous nous sommes vraiment sentis accueillis ce jour-là ! » se remémore-t-il avec entrain.

Raymond Lacombe, un discours qui fait date

Après sept heures de manifestation, l’heure des discours solennels sonne. Raymond Lacombe prend le micro et occupe l’espace de sa voix rocailleuse et
de son accent puissant de l’Aveyron, en roulant les « r ». « Quand il se place devant la foule, ce sont ses tripes qui parlent. Je reste bouche bée devant la force de son discours, devant sa grande conviction. « Pas de pays sans paysans », ces mots raisonnent encore dans Paris. Il faut tenir avec plus de 250 000 personnes devantsoi, l’exercice était de taille », ajoute-t-il. Henry Jouve, président du CNJA un an plus tôt, ne peut s’empêcher d’être ému lorsqu’il se souvient du discours de son successeur, Philippe Mangin. « Il m’en avait parlé, je savais à peu près à quoi m’attendre mais quand je l’ai entendu du haut de la tribune, j’ai eu un vrai pincement au coeur. Tout comme Raymond, il a été grandiose ! » se souvient-il. « Grâce aussi aux discours de ces deux grands orateurs, il y a eu pendant quelques années un autre regard de la société sur le métier d’agriculteur. Nous avons pu surfer sur cette vague », estime Jean-Luc Flaugère. « Nous étions tous fiers d’être paysans, et aujourd’hui il faut que l’on retrouve cette fierté. »

Alison Pelotier

Trente ans plus tard, où on est-on ?

ÉTAT DES LIEUX / Trente ans après cette grande mobilisation, la question d’un prix rémunérateur pour les producteurs reste toujours d’actualité. D’autres enjeux de taille sont venus se rajouter aux problématiques du monde agricole. Parmi eux, le dérèglement climatique.

Si trente années se sont écoulées depuis le Dimanche des Terres de France, le monde agricole reste concerné par la plupart des problématiques à l’origine de cet évènement historique. « Des moyens inégaux sont encore octroyés entre le monde urbain et le monde rural du point de vue des financements publics, ce qui engendre la fermeture de certains services à la campagne. Ce sont des sujets qui reviennent et pour lesquels il faut régulièrement prendre la parole pour être entendus », estime Jo Giroud. Si la manifestation du 29 septembre 1991 a permis « de faire prendre conscience aux politiques français qu’il ne fallait pas oublier 80 % du territoire français », en 2021, la question de l’exode rural est loin d’être réglée. « Le long de cette grande diagonale du Sud-Ouest à l’Est de la France qui passe par le Massif central, nous avons encore du travail à faire même si, de manière générale, on perçoit un retour des habitants dans les zones rurales », relativise-t-il.

L’éternelle question du prix

Quant aux problématiques économiques, déjà existantes à l’époque, « elles se sont fortement dégradées aujourd’hui », déplore Gilbert Limandas. « Il y a eu des acquis, notamment sur le remboursement des taxes sur le gazole, mais pas vraiment sur les prix payés aux producteurs. Au contraire, certaines filières sont aujourd’hui fortement impactées ! » L’éternelle question du prix continue d’inquiéter Henry Jouve. « On ne peut pas accepter que notre catégorie socio-professionnelle soit sous-payée. Edgar Pisani (ministre de l’Agriculture de 1961 à 1966 et interlocuteur français pendant tout le démarrage de la Pac) nous alertait déjà à l’époque sur l’enjeu essentiel de la souveraineté alimentaire. Il nous disait : "Ce qu’on ne produit pas nous, d’autres le produiront à notre place“. Il avait raison et nous sommes malheureusement toujours confrontés à cette problématique. »

Le climat, la nouvelle donne

Il y a trente ans, la société ne se souciant pas autant de l’impact des produits phytosanitaires sur l’environnement et sur la santé, « on nous demandait de produire et on produisait plus qu’aujourd’hui. La France était le deuxième exportateur de produits agroalimentaires dans le monde, aujourd’hui elle se situe au sixième rang et elle risque encore de reculer », alerte Jo Giroud. La question qui inquiète particulièrement Jean-Luc Flaugère est, en revanche, le dérèglement climatique : « En 1991, il y a quelque chose dont on parlait très peu mais qui pour moi est aujourd’hui le sujet de la société et pas que de l’agriculture : le dérèglement climatique. À l’époque, on commençait à peine à parler de la mise aux normes des bâtiments d’élevage et nous n’étions pas encore frappés de plein fouet par cette question. Il faut ouvrir les yeux, tant que nous n’aurons pas des élus qui prennent cet enjeu à bras-le-corps et qui s’attaquent aux causes et aux effets du dérèglement climatique, je resterais très inquiet pour l’avenir de notre pays ».

AP.