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Les jeux vidéos n'ont jamais autant eu la côte
Pierre Trouvé est journaliste au service Pixels du journal Le Monde. L’auteur de l’article « Dans les jeux vidéo de ferme, le bonheur est dans le pré », paru en mars 2024, décrypte le développement et l’engouement des joueurs pour les jeux vidéo liés à l’agriculture, dont le mondialement connu Farming Simulator.
À partir de quelle décennie les studios de jeux vidéo ont-ils commencé à s’inspirer du milieu agricole ?
Pierre Trouvé : « L’engouement est en réalité assez récent. En 1996, le jeu japonais Harvest Moon est sorti sur la console Nintendo. Il s’apparente à un jeu de gestion où le joueur rencontre aussi du public, ce qui est différent du jeu de rôle. L’histoire contient un bac à sable1, avec des petits objectifs et des histoires à ficeler au sein d’une ferme, sans avoir de délai à respecter. Ouvert au jeune public, ce jeu a notamment inspiré le jeu indépendant Stardew Valley sorti en 2016. Créé par une seule personne, ce dernier a cumulé 30 millions d’exemplaires vendus, c’est donc une référence pour les joueurs sur PC et Switch. Outre le fait de se placer dans une certaine nostalgie de Harvest Moon et de la Nintendo, Stardew Valley a ajouté de nouvelles façons d’interagir avec les personnages, ainsi que des histoires plus nuancées.
Le principe est le suivant : le personnage principal créé par le joueur hérite d'un terrain appartenant à son grand-père dans une petite ville et décide de s'en occuper afin de fuir la routine et l'anxiété du travail en ville. La ferme comporte donc un sentiment relaxant et est synonyme de retour à la nature. Les personnages sont, eux aussi, plus nuancés. Ils ont, par exemple, des difficultés à boucler leurs fins de mois. Pour autant, Stardew Valley reste un jeu abordable pour tous les publics, au sein duquel le joueur va traire les vaches le matin et où
l’histoire évolue en fonction des saisons. La ferme est un réel réservoir d’histoires et représente des missions rassurantes, comme le fait d’aller chercher quotidiennement des oeufs. Après le succès de Stardew Valley, dont les concerts ont même rempli les salles du monde entier comme le Bataclan à Paris, tous les éditeurs ont souhaité créer leur propre jeu de ferme. »
Le jeu Farming Simulator s’inscrit-il également dans ce courant de jeu vidéo narratif et relaxant ?
P. T. : « Si les matrices d’Harvest Moon et de Stardew Valley sont basées sur de la gestion narrative, ou « cozy games », comme les nomment les Américains, Farming Simulator fait partie d’une autre famille. Il s’agit d’un jeu de simulation, comme il en existe beaucoup.
Je pense notamment à Bus Simulator, où le joueur conduit un bus, ou encore à PowerWash Simulator, dans lequel il utilise un nettoyeur haute pression et qui a beaucoup de succès en Allemagne. Ces jeux de simulation sont basés sur le détail et le réalisme. Contrairement aux jeux de gestion cités auparavant, il ne s’agit pas simplement de cliquer pour faire bouger un tracteur. Dans Farming Simulator, le joueur peut marcher dans son champ, ouvrir la porte du tracteur, voir le vrai tableau de bord et démarrer le moteur. Certaines personnes sont même devenues des aficionados de tracteurs grâce à ce jeu, qui propose tout de même un catalogue de 400 modèles différents. L’authenticité de la simulation est vraiment le facteur clé de la réussite de Farming Simulator, qui est d’ailleurs présent jusqu’au Salon de l’agriculture. »
Est-il possible d’affirmer que ces jeux vidéo se rapprochent de la réalité du métier ou sont-ils édulcorés ?
P. T. : « Des jeux comme Harvest Moon et Stardew Valley ne sont pas réalistes et comportent une vision idyllique de la ferme. Quant à Farming Simulator, le jeu n’intègre pas les enjeux sociaux liés à l’agriculture, ou même la fatigue physique causée par les travaux agricoles… Il s’agit plutôt d’une simulation de machines avec des objectifs à atteindre, mais sans les contraintes techniques ou les inconvénients, comme le fait de se lever tôt. Les créateurs s’attachent à trouver un point d’équilibre entre réalisme et divertissement. Le jeu doit être source de plaisir, mais également proposer des obstacles à surmonter comme une banqueroute ou un désastre sur l’exploitation. »
Quelles astuces les éditeurs de Farming Simulator ont-ils mis en place afin de fidéliser les joueurs ?
P. T. : « Les compétitions en ligne permettent d’investir fortement la communauté. Mais ce n’est pas la seule chose. Des joueurs peuvent également créer des mods, c’est-à-dire des modifications au sein du jeu afin d’améliorer des tracteurs, de changer un paramètre météorologique ou encore de développer de nouvelles cultures. C’est une façon de s’approprier le jeu et de créer des éléments nouveaux, qui, in fine, peuvent être intégrés par les équipes. »
Propos recueillis par Léa Rochon
1- Dans le domaine des jeux de rôle, un bac à sable (sandbox) désigne un type d'environnement de jeu dans lequel aucun scénario n'est prévu et dans lequel les personnages joueurs peuvent évoluer librement.
« Roots of Tomorrow », quand jeu vidéo rime avec agroécologie
Gamabilis, studio créateur de jeux vidéo sérieux, dits aussi « serious games », a créé Roots of Tomorrow en 2022. Cet outil est destiné au grand public et aux établissements d’enseignement agricole afin que les joueurs se saisissent des enjeux de l’agroécologie et s’affranchissent de la complexité des transitions agricoles
C’est un jeu qui, en plus de l’aspect divertissant, informe, sensibilise et forme à l’agroécologie. Les joueurs vont en apprendre davantage sur le monde qui les entoure », explique Vincent Péquignot, fondateur de Gamabilis. Pour un réalisme des plus fidèles, le jeu a d’ailleurs été créé sous la supervision d’un conseil scientifique.
Au plus proche de la réalité
Élevage porcin, bovin, ovin, polyculture, polyculture-élevage… Chaque joueur choisit son scénario de départ, et ce, en fonction du territoire sur lequel se trouve l’exploitation. « Nous nous sommes inspirés de tous les types de terroirs, propres à plusieurs régions ou départements : Provence-Alpes-Côte d’Azur, Île-de-France, la région Grand Est, ou encore l’Auvergne, la Bretagne ou la Normandie. Au total, les joueurs ont actuellement le choix entre huit fermes ». Le protagoniste du jeu se glisse dans la peau d’un agriculteur à la tête d’une exploitation pour laquelle il devra prendre des décisions pour les dix années suivantes : décisions quotidiennes, modèle agricole, diversification, tout en respectant trois critères de performance : économique, social et environnemental. La première version a été officiellement présentée lors de l’édition 2022 du Salon de l’agriculture. En 2024, Gamabilis profitait encore une fois de l’évènement pour exposer la dernière version du jeu, impliquant une nouvelle exploitation située dans le département du Cantal. Et pour garantir un résultat réaliste, le studio a pris soin de consulter de nombreux experts agricoles. « Nous avons travaillé de concert avec l’Inrae, des instituts techniques, des chambres d’agriculture, des enseignants, des agriculteurs… Ils ont eu un rôle d’arbitre tout au long de la création de Roots of Tomorrow », relate Vincent Péquignot. « Le but premier étant de convaincre le plus grand nombre de l’intérêt d’une transition agroécologique et de la faire comprendre. Si nous éclairons le grand public sur ces questions, de manière ludique mais réaliste, ils comprendront davantage les choix des agriculteurs et les difficultés qu’ils rencontrent », assure le créateur.
Un jeu au service de l’enseignement agricole
« Il nous paraissait pertinent de mettre en lumière la transition, son rythme, la contrainte des aléas interannuels. Il n’est pas possible pour un agriculteur de mettre en place des changements tous les quinze jours », explique le fondateur de Gamabilis. Un système transitif complexe que Roots of Tomorrow met aisément en lumière, tant et si bien que le corps enseignant s’en est également emparé. Philippe Janneaux, professeur d’économie rurale à VetAgroSup (établissement de formation de futurs vétérinaires, ingénieurs agronomes et inspecteurs de santé) à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), confirme
l’intérêt d’un tel support pour des élèves agronomes. « J’ai été invité à participer à la validation de Roots of Tomorrow pour la partie de l’analyse économique et du pilotage de l’exploitation agricole, avec une réflexion sur plusieurs indicateurs stratégiques : environnementaux, de travail, sanitaires et économiques ». Encore actif au sein du comité scientifique du jeu, Philippe Janneaux est sollicité pour chaque projet de déclinaison. D’après lui, Roots of Tomorrow est assez sérieux et réaliste pour être utilisé par des élèves et ainsi, les aider à développer leurs compétences. « Nous invitons nos élèves à jouer à ce jeu. Pour ma part, je leur expose la diversité de ce qui est proposé, leur donne des pistes de réflexion. Pour le reste, ils sont déjà bien armés », avance-t-il. « J’observe de meilleures facultés à la prise de décision chez les élèves », poursuit le professeur. « J’enseigne les théories de la décision. Ce jeu nous amène sans cesse à prendre de petites décisions, à piloter plusieurs indicateurs. Il y a à la fois une approche globale de gestion de l’exploitation, mais également la nécessité de se projeter sur le long terme. Cela permet de bien comprendre que le métier d’agriculteur est très complexe, bien au-delà d’un aspect purement technique », assure l’enseignant.