PRÉDATION
Estives et chiens de protection : des bergers sous pression

Sophie Sabot
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Le nombre de chiens de protection a explosé en France ces cinq dernières années. Comment les gérer ? Et comment en déléguer la responsabilité aux bergers durant les estives ? Ces questions sont au cœur des travaux des services pastoraux alpins.

Estives et chiens de protection : des bergers sous pression
Si éleveurs et bergers ont su, en l’espace d’une vingtaine d’années, développer de nouveaux savoirs pour gérer les chiens de protection, ils sont en attente très forte d’un soutien des pouvoirs publics. ©Marie Cabrol

Il y a trente ans, les chiens de protection étaient quasiment absents du massif alpin. Ils sont aujourd’hui plus de cinq-mille en régions Rhône-Alpes et Provence-Alpes-Côte d’Azur selon les services pastoraux* de ces territoires. À l’échelle nationale, leur nombre a été multiplié par deux entre 2017 et 2022. Pour la plupart des éleveurs, les chiens de protection restent « un outil nouveau, techniquement non-stabilisé », rappelaient en 2019 l’Adem de la Drôme, le Cerpam et les SEA des Savoie dans un document consacré aux savoirs des éleveurs sur le sujet.

Des savoirs en cours de construction

En résumé, c’est « sur le tas » que les éleveurs ont appris à gérer ces chiens avec tout le cortège de difficultés que l’on connaît, notamment les relations avec les autres usagers de l’espace. « Ces savoirs sont en cours de construction », rappelle Laurent Garde, directeur adjoint du Cerpam. « Ceci dans un contexte où éleveurs et bergers sont soumis à l’épreuve de vérité : celle d’être confrontés à une forte prédation. » Fin mars, il intervenait à Bourg-lès-Valence (Drôme), à l’occasion de la restitution de l’étude réalisée par les services pastoraux alpins sur le vécu des bergers qui se voient confier ces chiens par les éleveurs une partie de l’année. « Éleveurs et bergers ont souvent des regards et des attentes différentes. Les chiens peuvent ne pas avoir les mêmes comportements sur l’exploitation et en contexte de meute en alpage », soulignent les auteurs de l’étude. « En estive, les bergers sont 100 % au front », insiste Sabine Débit du Cerpam. Lorsqu’ils arrivent sur un nouvel alpage, il leur faut à la fois apprendre à connaître les éleveurs, le troupeau et la montagne, « le cœur classique de leur métier », admet la spécialiste du pastoralisme. Mais s’y ajoute la gestion des chiens de protection, désormais en meute, parfois issus d’exploitations différentes dans le cas des groupements pastoraux et qu’il faut faire cohabiter. Des chiens qui, face à une prédation de plus en plus forte, sont souvent épuisés, nerveux, parfois blessés. Sans oublier la pression liée aux activités sportives et récréatives, en plein développement « même la nuit », précise l’étude, faisant référence au récent engouement pour les trails nocturnes. « Cela engendre une préoccupation permanente pour les bergers qui craignent les accidents mais aussi des chiens perturbés dans le travail », poursuivent les auteurs. De leur côté, les éleveurs sont aussi de plus en plus exigeants vis-à-vis des bergers. « Ils attendent qu’ils ne gâchent pas le travail réalisé préalablement auprès du chien, par exemple en baissant le filet pour inciter le chien à sauter au moment d’aller manger », illustre Sabine Débit.

Pas de sujet tabou en cas de difficulté avec un chien

L’enquête réalisée auprès de dix bergers salariés, entre 2020 et 2021, a aussi permis de cibler leurs propres attentes. Première demande : qu’un temps soit consacré à la délégation de l’autorité de l’éleveur au berger sur les chiens de protection. Cela implique une présentation détaillée des chiens, de leur caractère, de leur rôle dans la meute, de leurs travers… Dès les premières semaines, le berger doit s’imposer comme chef de meute. Cependant, il doit aussi pouvoir compter sur l’éleveur pour récupérer l’un des chiens si la situation le nécessite. « Le berger doit repérer les comportements déviants (perturbation de l’équilibre de la meute, agressivité, chasse…) et les corriger. S’il n’y parvient pas, le retrait d’un chien par l’éleveur au cours de l’estive est la seule solution. Il est important que ce sujet ne soit pas tabou », avertissent les auteurs de l’étude. La présence en alpage d’un jeune chien en plein apprentissage ne doit pas non plus être imposée au berger mais discutée avec lui. 

Le soutien des pouvoirs publics

Si éleveurs et bergers ont su, en l’espace d’une vingtaine d’années, développer de nouveaux savoirs pour gérer les chiens de protection, ils sont en attente très forte d’un soutien des pouvoirs publics. Avec des demandes précises : mise en place d’un tiers interlocuteur à qui le berger puisse s’adresser en cas de problème avec un chien, ajout d’un temps dédié spécifiquement à la transmission de l’autorité sur les chiens de protection et prévu dans le contrat du berger, renforcement de la communication en direction des autres usagers de l’espace (touristes, acteurs locaux, sportifs…), etc. Le prochain plan loup, attendu pour 2024, prendra-t-il en compte ces demandes et mettra-t-il en face les moyens nécessaires ? Il le faut, à en croire Luc Falcot, éleveur dans les Bouches-du-Rhône et président du Cerpam : « Si on ne prend pas ces problèmes à bras le corps, demain on ne trouvera plus de bergers pour garder nos troupeaux. Nous avons aussi besoin de travaux de recherches pilotés par l’État pour avancer sur la connaissance des chiens de protection et sur les changements de comportement du loup qui déjoue en permanence ce que nous pouvons mettre en place ». Un avis partagé par Philippe Cahn, maire de Châteauneuf-de-Bordette et président de l’Adem de la Drôme : « La survie du pastoralisme est désormais l’enjeu essentiel du futur plan », conclut le représentant drômois.

*Association d’économie montagnarde de la Drôme (Adem de la Drôme), centre d'études et de réalisations pastorales Alpes-Méditerranée (Cerpam), sociétés d’économie alpestre de la Savoie et de la Haute-Savoie (SEA de Savoie).
Photo Laurent Garde
Laurent Garde, directeur adjoint du Cerpam. ©S.Munoz