DOSSIER
La transmission est l’affaire de tous

Alors que le réseau des chambres d’agriculture organise au cours du mois de novembre la Quinzaine de la transmission, le défi du renouvellement des générations n’a jamais été aussi grand. S’il est important que les cédants anticipent et préparent ce moment délicat de la transmission de leur exploitation, l’ensemble des acteurs du monde agricole ont leur rôle à jouer.

La transmission est l’affaire de tous
Dans l’Union européenne, seuls 6,5 % des agriculteurs ont moins de 35 ans alors que la moitié des exploitations changeront de mains dans les dix ans. Le défi du renouvellement des générations est grand. ©M.B.

À Eurre dans la Drôme, les habitants connaissent Jean Tissot. Ce paysan meunier de 65 ans s’est installé en 1983 sur ses terres. Il a voué sa vie à sa minoterie qui peut produire jusqu’à 200 tonnes de farines bio par an. Sur sa propriété, certains connaissent aussi son cabaret de spectacles ou son grand gîte d’accueil de groupes. Engagé dans une production de farines au « goût ancien », l’homme souhaite faire perdurer son savoir-faire artisanal. Ce goût, c’est « la raison pour laquelle les boulangers veulent travailler avec nous », assure le meunier. Pour trouver le ou les repreneurs idéals, le propriétaire compte notamment sur la Quinzaine de la transmission-reprise, organisée par le réseau des chambres d’agriculture. Et pour séduire le plus grand nombre, le futur retraité a fait le choix d’une porte ouverte grandeur nature pour accueillir les futurs repreneurs. Une première visite de la ferme s’est déroulée mercredi 23 octobre. Une seconde visite est prévue lundi 18 novembre à 14 heures.

Une filière locale

Joyau de la ferme des Ramières : la minoterie qui est composée de trois meules de granit Astrié. Elles permettent de produire différentes farines bio, notamment de la 80, de la 66 ou des farines secondaires au sarrasin ou au petit épeautre. Le meunier produit une variété ancienne, une semi-ancienne et une issue de blés modernes. De quoi intéresser une dizaine de boulangers bio et locaux situés à trente kilomètres à la ronde. Victor Lapel, boulanger à Crest, fait partie des clients de Jean Tissot. Ce dernier et d’autres boulangers ont d’ailleurs « travaillé sur la notion de filière. Nous avons un intérêt à préserver cette meunerie. L’idée serait que plusieurs boulangeries s’associent pour s’assurer de préserver l’éthique et en faire un outil coopératif », expose le professionnel.

L’idée de filière locale parle aussi à Perrine Tavernier, chargée de mission agricole à la communauté de communes du Val de Drôme. « Cette ferme répond à beaucoup de problématiques. D’abord, elle permet d’absorber la production locale de céréales, des cultures qui demandent peu d’eau donc qui ont un intérêt pour la gestion de la ressource. Le moulin permet aussi aux agriculteurs du coin de se positionner face à un marché fluctuant pour avoir un prix stable. Enfin, la meunerie produit la farine vendue au Fournil du Dauphiné, boulangerie qui fournit la cuisine centrale intercommunale », explique-t-elle. Selon Jean Tissot, au minimum deux personnes doivent être sur l’exploitation pour la faire fonctionner. Autres avantages de la minoterie : ses six silos, dont trois neufs, pour stocker 140 tonnes de farines. Valeur du moulin : 300 000 €.

26 hectares de terres

Le projet s’avère assez lourd financièrement et cela pourrait être un frein à la transmission, Jean Tissot le sait. Ainsi, il propose, en parallèle, la location de ses bâtiments agricoles, dont deux hangars d’une superficie totale de 500 m² et deux autres de 300 m² qui ont servi à stocker du matériel ou à sécher de l’ail. Pour vendre l’intégralité de son exploitation, le meunier la divise en trois parties : la meunerie, les terres de maraîchage qui s’étendent sur 21 hectares et une plantation d’amandiers sur quatre hectares. Les terres, travaillées en bio depuis quarante ans, ne permettent pas d’alimenter seules les moulins de la ferme. « Il en faudrait environ 150 hectares », estime l’agriculteur. Jusqu’à présent une partie de cet espace de maraîchage était louée à des maraîchers qui profitaient d’un réseau collectif d’irrigation. Jean Tissot en demande 315 000 €.

Piste collective

De quoi intéresser plusieurs jeunes agriculteurs comme Fanny et Juliette ou encore Samuel, maraîchers dans la Drôme, à la recherche de nouvelles terres pour s’installer. L’idée d’un collectif émerge durant les échanges. « Si un collectif se monte, la CCVD pourrait financer l’accompagnement pour monter un budget », précise Perrine Tavernier. Plantés en 2021, les amandiers ont quant à eux produit deux tonnes en 2024 contre 400 kilos en 2023. Le propriétaire en demande 80 000 €. « Ils se les arrachent », rapporte Jean Tissot en faisant référence aux amandes et aux boulangers. Des propos confirmés par Victor Lapel. « Localement on est preneurs de poudre d’amandes. Pour les galettes des rois, nous en avons commandé en avance, mais elle ne vient pas de France. Nous serions prêts à payer plus si elle venait du coin », déclare le boulanger. Le meunier assure par ailleurs être prêt à assurer une transmission des savoir-faire sur six mois. De quoi réussir sa transmission.

Morgane Eymin

Jean Tissot possède cette ferme depuis 1983. ©ME-AD26

En chiffres

  • D’ici 2026, plus de 30 % des chefs d’exploitation en France atteindront l’âge de la retraite et seront susceptibles de transmettre leur exploitation.
  • 1 /5 des terres agricoles pourrait changer de main d’ici cinq ans.
  • Chaque année, près de 20 000 chefs d’exploitation cessent leur activité et 10 000 à 15 000 candidats s’installent en agriculture.

Source : chambres d’agriculture

« Il est primordial d’anticiper la transmission »
Delphine Guilhot accompagne les cédants dans leur projet de transmission d’exploitation, un véritable enjeu, selon elle, pour le métier et pour les territoires. ©FR
SOCIOLOGIE

« Il est primordial d’anticiper la transmission »

Experte en installation et transmission agricole, Delphine Guilhot, sociologue à Montbrison dans la Loire intervient en tant qu’accompagnatrice et formatrice au sein de la coopérative d’activité Le Parapluie.

Vous êtes sociologue experte en installation et transmission agricole. Quel accompagnement proposez-vous aux agriculteurs qui vous sollicitent ?

Delphine Guilhot : « En tant que sociologue, je suis avant tout une praticienne qui opère selon le processus des sciences humaines, basées notamment sur les différents facteurs psychosociaux que peuvent être les rapports sociaux, la reconnaissance du travail, la capacité à se projeter sur l’après-transmission et la confiance en soi. »

Pourquoi la transmission d’une exploitation agricole est-elle si compliquée ?

D. G. : « Tout d’abord, transmettre son exploitation, c’est remettre à une ou des personnes de confiance des biens, en déléguant un pouvoir, en acceptant de cesser soi-même son activité tout en recherchant une continuité. Et c’est bien là toute l’étendue du problème car c’est un long processus auquel il faut commencer à réfléchir et à faire mûrir plusieurs années avant l’arrêt d’activité. C’est pourquoi les cédants se retrouvent très souvent confrontés à des problèmes auxquels ils ne sont pas forcément préparés. La confiance est la base de tout afin d’établir un contrat viable entre le cédant et le repreneur. »

Quels sont, selon vous, les facteurs expliquant ces difficultés ?

D. G. : « Pour ma part, comme je l’ai déjà évoqué, les facteurs psychosociaux sont un vrai frein à la transmission. Si ces facteurs ne sont pas clairement identifiés, la personne rencontrera des difficultés à débuter sa transmission, surtout si celle-ci se fait hors cadre familial. Il n’est pas rare par exemple, que des cédants n’arrivent pas à se faire à l’idée de quitter leur maison qui fait partie intégrante de l’exploitation. La transmission dépend également de la vision qu’a le cédant de son exploitation. Il doit être persuadé que son exploitation a de la valeur et du potentiel afin d’intéresser un éventuel repreneur. Mais ce n’est pas tout, les facteurs économiques, générationnels et structurels sont également à prendre en compte, tout comme le côté administratif qui est devenu de plus en plus lourd. La partie économique quant à elle, s’avère être un point capital dans l’optique d’une installation viable. »

Alors quels conseils donneriez-vous pour une bonne transmission ?

D. G. : « La chose primordiale pour les cédants est d’anticiper la transmission afin que le passage de témoin avec le futur repreneur s’effectue le mieux possible. C’est un travail en amont pour se préparer à transmettre. Sans anticipation, le cédant s’expose à certaines déconvenues. »

Propos recueillis par Fabien Reveret

L’attractivité, un enjeu européen
Le Ceja définit « quatre priorités » de nature à séduire les candidat(e)s à l’installation : aménager le territoire en l’assortissant d’un « pacte social », créer un fonds de transition soutenu par la Banque centrale européenne (BCE), renforcer les chaînes de valeur, améliorer la gestion des crises. Copy iStock-kamisoka
RENOUVELLEMENT DES GÉNÉRATIONS

L’attractivité, un enjeu européen

Attirer vers l’agriculture les jeunes de tous horizons pour assurer le renouvellement des générations : une préoccupation générale en Europe, ainsi que l’expliquent la vice-présidente du Conseil européen des jeunes agriculteurs (CEJA), Élisabeth Hidén et le président de Sodiaal, Jean-Michel Javelle.

Dans l’Union européenne, seuls 6,5 % des agriculteurs ont moins de 35 ans alors que la moitié des exploitations changeront de mains dans les dix ans. Deux chiffres qui donnent une idée des « défis » lancés à l’élevage, alerte Elisabeth Hidén, vice-présidente du CEJA, à la tête d’un troupeau de 460 bovins détenu à 50/50 avec son mari. La Suédoise de 29 ans témoigne des « difficultés à entreprendre », à commencer par « la faible disponibilité de la terre partout en Europe », les « incertitudes sur le long terme » associées à un « déficit de financement », ou encore « l’absence de définition commune de la durabilité ». Selon elle, l’agriculture est une « vocation », mais aussi un « mode de vie » dont l’attractivité passe, plus largement, par celle du monde rural. Ainsi en vient-elle à définir « quatre priorités » de nature à séduire les candidat(e)s à l’installation : aménager le territoire en l’assortissant d’un « pacte social », créer un fonds de transition soutenu par la Banque centrale européenne (BCE), renforcer les chaînes de valeur, améliorer la gestion des crises. L’enjeu est de rendre l’activité agricole « compétitive », y compris pour les personnes non issues du milieu. « Un des plus gros problèmes est d’avoir foi dans l’avenir », résume la jeune productrice de lait. Autrement dit, « trouver le juste équilibre entre dire ce qui marche bien et avoir le droit de se plaindre ».

Le sas du salariat

De son côté, Jean-Michel Javelle, président de Sodiaal1, regrette que « la transmission-retraite reste un sujet très modeste en France. Si l’approche demeure seulement patrimoniale et capitaliste, on n’y arrivera pas. Il faut changer de modèle ». L’éleveur de la Loire, installé sur un groupement agricole d’exploitation en commun à quatre sans lien familial, indique avoir formé six salariés au cours de sa carrière, tous installés en production laitière désormais. « Beaucoup de jeunes ont la passion de l’élevage, et pas seulement des fils ou des filles d’agriculteurs. Il faut considérer le salariat en tant que centre de profit et le responsabiliser en vue de former de futurs chefs d’exploitation », explique-t-il. Un minimum de « reconnaissance financière et morale » ne peut pas nuire non plus à l’épanouissement personnel et professionnel dans un « métier super noble ». Le président de Sodiaal met en avant « le modèle d’avenir centré sur l’humain » incarné par son groupe. « Un modèle coopératif et collectif qui a la capacité à attirer les talents. » La promesse qui leur est faite : « Une juste rémunération (deux tiers du résultat reversé aux livreurs de lait), une vie sociale acceptable pour les éleveurs comme pour les salariés, la modernisation des élevages pour réduire la pénibilité ». Sodiaal, qui installe 250 jeunes par an, « croit en l’avenir du lait en France. Non seulement la décroissance laitière n’est pas inéluctable, mais encore la transition agroécologique est possible », conclut en substance Jean-Michel Javelle.

Actuagri

1. La première coopérative laitière française réalise 20 % de la collecte (8 523 fermes dans 72 départements) qu’elle transforme dans 53 sites industriels.