CRISE AGRICOLE
Faire sauter quelques verrous européens

Quelle que soit l’issue des manifestations en France et à l’étranger, c’est également à Bruxelles que va se jouer une grande partie de l’avenir de l’agriculture française et européenne. Les négociations risquent d’être longues et âpres.

Faire sauter quelques verrous européens
Alors qu’en France, aprés une forte mobilisation partout dans l’Hexagone (photo), les agriculteurs ont obtenu des avancées. Les attentes vis-à-vis de l’Europe sont grandes. © Pamac

Sous la pression de la FNSEA et JA, le gouvernement français a semble-t-il pris conscience que l’agriculture représentait un secteur hautement stratégique. Lors de la présentation de son train de mesures, le 1er février, le Premier ministre, Gabriel Attal, l’a dit et expliqué : « Ces mesures étaient attendues (…) elles ont un coût, mais c’est un investissement », a-t-il déclaré mettant en lumière le coût sans doute plus important qu’il y aura « à voir disparaître nos exploitations ». Cette prise de conscience est-elle partagée à Bruxelles ? Rien n’est moins sûr même si le président de la République, Emmanuel Macron, présent au Sommet des chefs d’État et de gouvernement européens, a affirmé que « l’Europe n’est pas sourde ». Comme preuve de bonne volonté, la Commission européenne a fait un geste envers les agriculteurs en assouplissant la règle sur les 4 % de jachères, et en instaurant quelques « mesures de sauvegarde » contre la concurrence jugée déloyale de produits ukrainiens – céréales, oeufs, poulets… Mais déjà des voix se sont élevées pour dire que ces décisions arrivent, dans bien des cas, trop tard, notamment pour les jachères car les terres ont déjà été emblavées. Il est vrai qu’il a fallu neuf mois pour que la Commission prenne cette décision.

Blé et maïs ukrainiens

Dans sa conférence de presse finale à Bruxelles, le président Macron a indiqué avoir plaidé pour « la mise en place d’un Égalim européen ». L’objectif est d’éviter que les enseignes de la grande distribution française ne viennent contourner la loi Égalim française en s’approvisionnant auprès des centrales d’achat européennes. Il a aussi demandé à la présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen, une simplification des normes et de « réduire drastiquement la paperasse. Ces simplifications doivent être concrètes et tangibles dès la fin du mois de février », a-t-il insisté, sans préciser quelles sont ses priorités dans ce domaine. Il a plaidé pour élargir les clauses de sauvegarde aux céréales ukrainiennes qui déstabilisent le marché intérieur. Selon l’Association générale des producteurs de blé (AGB), les importations de blé ukrainien dans l’Union européenne ont été multipliées par vingt en deux ans passant de 215 000 tonnes de blé en 2021 à 5 millions en 2023. L’AGPB souhaiterait revenir à un seuil maximum de « deux millions de tonnes, comme c’était le cas avant la guerre ».

La demande est identique chez les producteurs de maïs (AGPM). Selon le Centre commun de coordination de l’initiative céréalière de la mer Noire, la moitié des exportations ukrainiennes de 2022-2023 concernait du maïs. En 2024, l’Ukraine devrait exporter environ 27 millions de tonnes, un chiffre voisin des campagnes précédentes. Combien de temps la Commission va-t-elle prendre pour acter concrètement de telles mesures ? L’échéance de la fin février semble bien courte. Les négociations vont être longues et les méandres juridiques européens sont tels qu’il faut déjà viser le long terme.

Ajuster la politique agricole commune ?

Au-delà de ces actions conjoncturelles, se pose une question d’importance, plus structurelle : la politique agricole commune (Pac), sur laquelle l’Europe économique s’est construite et qui prônait la « préférence communautaire », est-elle encore efficace pour préserver la capacité de production des agriculteurs français et
européens ? Pour les vingt-six autres pays, peut-être. Puissance agricole et agroalimentaire de premier plan jusqu’à une période récente, la France a perdu de nombreuses parts de marché au sein même de l’Union européenne et ne doit l’excédent de sa balance commerciale qu’à la faveur des pays tiers et de quelques secteurs dynamiques (vins et spiritueux, céréales, génétique…). Comme l’a souligné Emmanuel Macron le 1er février, « il y a un combat européen à mener. Il faut une Europe plus forte et plus concrète pour protéger le revenu des agriculteurs ». Ne faudrait-il pas revoir les fondements même de la Pac qui, après plus de soixante ans d’existence, mériterait d’être ajustée et actualisée ?

Christophe Soulard

La mobilisation s’étend jusqu’au Sommet européen

Le 1er février, un millier de tracteurs ont bloqué la circulation dans le centre de Bruxelles, en marge du sommet des dirigeants de l’Union européenne (UE). Les manifestations agricoles à Bruxelles se sont concentrées sur la place du Luxembourg, devant le Parlement européen. La mobilisation a aussi bloqué le rond-point Schumann devant le bâtiment du Sommet européen où se réunissaient les chefs d’État et de gouvernement de l’UE. Le dossier de l’agriculture n’était pourtant pas à l’ordre du jour de la réunion consacrée à l’aide à l’Ukraine et au budget européen.

Le président de la République française, Emmanuel Macron, a toutefois eu un entretien de trente minutes sur le sujet durant la matinée avec la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. Le conseil des jeunes agriculteurs européens (Ceja) et ses organisations nationales adhérentes indiquent dans un communiqué être descendus dans la rue « pour réclamer des conditions de vie et de travail dignes » après des années de frustration et le sentiment de ne pas être entendus. Le Ceja met en garde contre les tentatives de politisation et d’instrumentalisation de leurs revendications qui portent sur la faiblesse des prix, la complexité réglementaire et administrative, les pratiques commerciales déloyales, les risques climatiques et les objectifs environnementaux sans aucun moyen pratique pour les atteindre.

Agra

Le mouvement fait tache d’huile
Partout en Europe, le mouvement des agriculteurs a fait tâche d’huile. ©JAR
AILLEURS EN EUROPE

Le mouvement fait tache d’huile

Après les Pays-Bas, la Pologne, la Roumanie et la France, les mouvements de grogne agricole ont continué à s’étendre dans l’Union européenne (UE) avec des appels aux manifestations lancés le 30 janvier en Espagne, en Italie et au Portugal.

En Espagne, les trois principaux syndicats agricoles ont annoncé le 30 janvier, rejoindre le mouvement de colère des agriculteurs européens, avec une série de « mobilisations » dans l’ensemble du pays au cours des « prochaines semaines ». « Le secteur agricole en Europe et en Espagne est confronté à une frustration et un malaise croissants », en raison notamment « de la bureaucratie étouffante générée par les réglementations européennes », ont expliqué dans un communiqué commun l’Asaja, l’UPA et la Coag. Ces trois organisations, qui ne précisent pas, à ce stade, les dates exactes des manifestations, disent vouloir un « assouplissement et une simplification de la Pac, ainsi qu’un plan d’action ambitieux au niveau de l’UE, de l’Espagne et des régions espagnoles ». Les agriculteurs européens « luttent contre un marché déréglementé qui importe des produits agricoles de pays tiers à faible prix, qui tirent à la baisse les prix des denrées produites dans l’UE et en Espagne », soulignent les trois organisations, majoritaires chez les agriculteurs espagnols. « Ces produits extracommunautaires ne respectent pas les règles européennes en matière de respect de l’environnement et sont à l’origine d’une concurrence déloyale, qui menace la viabilité de milliers d’exploitations agricoles en Espagne et en Europe », ajoute le communiqué. En Italie, des dizaines d’agriculteurs ont protesté, le 30 janvier, avec leurs tracteurs près de Milan, dernier épisode en date d’une série de manifestations à travers le pays, motivées par des craintes pour leurs revenus. Leurs revendications vont des plaintes sur les réglementations de l’UE à l’impact de l’inflation et du coût du carburant. En Grèce aussi, le mouvement prend de l’ampleur. Le Premier ministre Kyriakos Mitsotakis, a promis le 30 janvier d’accélérer le versement des aides financières aux agriculteurs victimes des graves inondations l’an dernier. Le 1er février, ce sont des centaines d’agriculteurs portugais qui ont rejoint le mouvement de colère de leurs collègues européens afin de réclamer une « valorisation » de leur activité, en bloquant plusieurs axes routiers dont deux passages à la frontière avec l’Espagne.

A. G.