Lors des mobilisations agricoles de ces dernières semaines, les agriculteurs ont dénoncé les accords de libre-échange de l’Union européenne avec des pays qui ne respectent pas les mêmes règles qu’en France ou en Europe, qui déstabilisent les marchés et créent des concurrences déloyales. Le point sur ces accords et leurs conséquences pour les différentes filières de production.
Thierry Pouch est chef du service études économiques et prospectives à Chambres d’agriculture France et chercheur associé à l’Université de Reims-Champagne-Ardenne.
L’Union européenne a récemment conclu des accords de libre-échange avec la Nouvelle-Zélande, le Chili, le Kenya et négocie actuellement avec le Mercosur. Lesquels inquiètent le plus le secteur agricole et pourquoi ?
Thierry Pouch : « L’accord conclu avec la Nouvelle-Zélande fin 2022 a soulevé beaucoup de questions, car il s’agit du premier exportateur mondial de produits laitiers. Mais il s’agit d’un accord novateur, puisqu’il contient des clauses sur l’environnement et les conditions de travail. Quant à l’accord avec la Mercosur1, il date d’un accord politique de juin 2019 avec l’ancienne Commission européenne Juncker. La ratification n’a pas eu lieu, puisque nous sommes encore dans une phase de négociations et de modalités techniques sur des sujets tels que la déforestation, le bien-être animal ou encore l’utilisa- tion d’OGM de soja. Nous connaîtrons la composition du nouveau Parlement après les élections de juin prochain. Mais pour ce qui est du Parlement sortant, les clivages sont importants. L’Allemagne est en faveur de ce traité, puisqu’il comporte un enjeu important pour ses entreprises industrielles, automobiles et pharmaceutiques notamment, avec certaines filiales présentes au Brésil ; tandis que la Belgique, l’Espagne et la France se positionnent contre. »
Pourquoi le sujet des exportations ukrainiennes au sein de l’Union euro- péenne (UE) fait-il autant parler de lui ?
T.P. : « Lorsque le conflit avec la Russie a éclaté, l’Ukraine souhaitait trouver une voie alternative à la mer Noire, afin d’exporter sa production de céréales et d’oléagineux. De grandes quantités de céréales se sont donc retrouvées sur les marchés roumains et polonais, pour atteindre les ports de Constanta (Roumanie) ou de Gdansk (Pologne) et partir vers des pays importateurs. Le transit de ces marchandises au sein des pays de l’UE a suffi à faire baisser les prix des productions hongroises, polo- naises et roumaines et à provoquer la colère des producteurs. Parallèlement, la Commission européenne a décidé de démanteler les droits de douane, conclus lors de l’accord de libre-échange avec Kiev en 2015, sur le poulet, les œufs et le sucre. Résultat : l’Europe a importé plus de 400 000 t de sucres ukrainiens, contre 20 000 t habituellement. De quoi déclencher la colère des agriculteurs européens et notamment celle des betteraviers du nord de la France. Pour eux, il était tout bonnement impossible de leur interdire l’usage de néonicoti- noïdes dans un contexte d’importations de sucre ukrainien qui ne respecte pas cette norme. La Commission fait face à une question complexe : jusqu’à quel point l’Ukraine peut-elle être un parte- naire à la fois géopolitique, qui ne doit pas tomber dans le giron de la Russie, et dans le même temps faire d’elle un rival agricole ? L’agriculture ukrainienne représente 12 à 15 % du PIB. Mais d’un autre côté, l’Ukraine est un éventuel futur État membre de l’UE qu’il faut aider à reconstituer ses outils de productions agricoles endommagés par la guerre. Sans oublier que, si elle vient à adhérer à l’UE, ses places de première exporta- trice mondiale d’huile de tournesol et de 4e exportatrice mondiale de céréales, de blé et de maïs, remettraient en question les positions des autres pays membres et la politique agricole commune (Pac). »
Ces accords de libre-échange ne sont-ils pas également un enjeu ma- jeur pour les balances commerciales extérieures excédentaires de la France et de l’UE ?
T.P. : « Seuls 10 pays dans le monde font 90 % des exportations mondiales de céréales. La France en fait partie. Elle n’est donc pas menacée par l’ac- cord avec le Mercosur concernant cette filière. En revanche, si je prends le cas de l’accord avec le Chili, la Commission européenne fait courir un risque pour des filières comme les fruits ou la viande bovine, afin d’accéder à d’autres produits comme le cuivre et le nickel, qui sont incorporés dans les batteries élec- triques. Il y a quelques mois, l’ancien directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) avait même déclaré, au sujet du Mercosur, que « l’accès à des produits industriels et aux marchés publics valait bien quelques kilos de viande de bœuf ». En définitive, les contingents que nous accordons à nos partenaires commerciaux sont toujours supérieurs à ceux que nous obtenons. L’UE a, par exemple, accordé au Canada 80 000 t de viande porcine sans droits de douane, contre 15 000 t de produits laitiers européens. Tandis que la région Auvergne-Rhône-Alpes connaît une décapitalisation de son cheptel bovin et ovin, la Commission négocie ces types d’accords commerciaux. Aurait-elle fait le choix de se satisfaire de cette déca- pitalisation et d’importer de la viande en provenance de ces pays à un coût compétitif, afin que cela coûte moins cher dans l’assiette du consommateur ? Il est temps de mettre en parallèle l’affiche écologique de la Commission et le choix qu’elle fait de multiplier les accords de libre-échange. »
Selon vous, est-il plus urgent de traiter d’abord la concurrence au sein même de l'Europe ?
T.P. : « Depuis les années 1970, jusqu’à il y a trois ans, les trois quarts des excédents de la France provenaient d’échanges avec nos partenaires européens. La France est dorénavant déficitaire. L’Europe est devenue un espace de rivalités concurrentielles, ce n’est plus une Europe communau- taire. L’interdiction du S-métolachlore en France pour la cerise, tandis qu’il est toujours utilisé en Italie, en est l’exemple. Tout comme l’utilisation des néonicotinoïdes, en Allemagne, qui est un grand concurrent de la France sur la production et l’exportation de sucre. Pourquoi ne pas envisager d’intégrer des quotas d’exportations à ne pas dépasser à l’intérieur de l’UE ? »
Propos recueillis par Léa Rochon
1. Le Mercosur comporte l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay et le Brésil, ce dernier représenta t à lui seul 35 % des exportations mondiales de sucre.
"Cessons d’importer ce que l’on nous interdit de produire"
Avec plus d’une centaine de points de blocage, le monde agricole vient de vivre une mobilisation historique. Parmi les nombreuses revendications entendues, les accords de libre-échange qui impactent notamment les filières animales.
Poulets ukrainiens, moutons néo-zélandais, boeufs canadiens… Nombreux sont les exemples de produits importés depuis des milliers de kilomètres, issus de pays qui produisent selon leurs propres normes, parfois interdites en France. Un écueil considérable pour les éleveurs français qui dénoncent l’importation de produits de qualité moindre, avec des règles environnementales bafouées.
« La filière ovine est impactée depuis 1980 »
Pour Michèle Baudouin, présidente de la Fédération nationale ovine (FNO), c’en est trop. « Il faut cesser d’offrir notre filière en pâture. Nous connaissons parfaitement
les conséquences des accords de libre échange sur la filière ovine. En 1980, nous avions neuf millions de brebis, aujourd’hui nous n’en avons plus que cinq ». Pour
l’éleveuse d'ovins, les responsables de cette baisse sont les accords de libreéchange, signés avec des pays tiers. « Ce n’est pas un accord de libre-échange qui est dévastateur pour notre secteur, mais ce sont tous les accords qui se signent, et les contingents qui augmentent. Nous avions déjà autorisé 150 000 tonnes à la
Nouvelle-Zélande, ils ont obtenu récemment 30 000 tonnes supplémentaires. Le Royaume-Uni nous envoie également 150 000 tonnes d’ovins chaque année.
Sans compter le nouvel accord récemment signé avec le Chili. Nous avons échappé de peu à un nouvel accord avec l’Australie, déjà exportatrice vers la France », relate-t-elle. Des accords qui détruisent le marché intérieur européen et français, à cause de normes de productions différentes, et un coût de main-d’oeuvre bien moins
onéreux qu’en France. Résultat : des produits vendus à des prix défiant toute concurrence. « Aujourd’hui, le prix d’un agneau néo-zélandais est fixé à 9 €/kg. L’agneau français coûte 25 €/kg. En période de crise, que fait le consommateur ? Soit il achète l’agneau qui provient de Nouvelle-Zélande, soit il n’achète rien », explique Michèle Baudouin.
Boeuf et volaille, des échanges inéquitables
« Malgré les différentes positions qu’adoptent les agriculteurs, en fonction de leur sensibilité personnelle et/ou politique, ils sont majoritairement opposés aux accords internationaux de libre-échange », affirme François Garrivier, éleveur en bovin allaitant à Grezolles (Loire). Pour les éleveurs qu’il représente, l’internationalisation
des échanges est une aubaine, dans la mesure où ces derniers sont équitables. Et l’éleveur l’assure, ce n’est actuellement pas le cas. C’est l’accord avec le Mercosur qui
inquiète le plus. « Lorsque nous exportons, nous le faisons selon nos réglementations. Personne ne peut nous reprocher le fait que nos produits ne soient pas sains, éthiques, écologiquement responsables… Ce qui n’est pas forcément le cas des produits brésiliens, chiliens, néo-zélandais ou encore australiens. » Concernant les échanges actuels, François Garrivier précise que leur volume n’est pas énorme à l’échelle européenne. Cependant, ces importations suffisent à créer une concurrence
directe avec les morceaux de boeuf les mieux valorisés en France. « Il paraît complètement illogique d’importer de la viande produite sur des modèles incomparables
aux nôtres. Sur le plan environnemental, également, c’est complètement saugrenu », ajoute-t-il. Du côté des éleveurs de volailles, l’heure est toujours à l’inquiétude : après deux années marquantes en termes de contingents d’importation, notamment avec l’Ukraine, le Mercosur s’annonce de trop pour la filière. « En deux ans,
nous avons vu doubler les importations de volailles d’Ukraine. Nous étions environ à 90 000 tonnes en 2021. En 2023, on atteignait les 230 000 tonnes », explique
François Gaudin, directeur de l’Association filières volailles Auvergne-Rhône-Alpes (Afivol). « Après plusieurs salves d’accords de libre-échange, les 230 000 tonnes ont été atteintes après la suppression des quotas. Désormais, on peut dire que plus d’un poulet sur deux vendus en France est importé », déplore-t-il. Le prix au kilo éclaire également les difficultés des producteurs : le filet de poulet ukrainien coûte environ 3 € le kilo, contre 7 € pour du poulet français. « À côté de tout cela, on observe
des réglementations se durcir, pour autant, on ouvre les vannes à davantage d’importations. Cette situation crée un réel agacement. La filière souhaite revenir au stade d’avant crise : 90 000 tonnes à l’importation, avant la libéralisation des volumes », explique le directeur de l’Afivol.
Charlotte Bayon
Faire face à une concurrence déloyale
Pour les filières végétales, les accords de libre-échange avec l’Union européenne pèsent lourd sur le marché intérieur, et donc sur la valorisation des produits français. Les agriculteurs dénoncent la concurrence déloyale.
La France, première productrice européenne de maïs grain, s’est vivement dressée contre le Mercosur, accord de libre-échange actuellement en pourparlers avec l’Union européenne. Ses conditions actuelles indignent les acteurs de la filière céréales. Florian Barge, céréalier et membre de la FDSEA de l’Ain, en fait partie : « Cela nous ferait courir un risque énorme, tant pour les producteurs que pour le maintien de la souveraineté alimentaire », affirme-t-il. Le maïs, céréale pour laquelle l’Europe est déjà largement déficitaire, est l’une des plus concernées. L’importation massive de maïs ukrainien avait déjà impacté son prix européen. « En mars 2023, la tonne coûtait 270 €, désormais, elle est au prix de 180 €, elle a perdu 90 € en un an, déplore Florian Barge. Cela fait craindre la même chose, dans les mêmes proportions, si l’on commence à importer du Brésil ou de l’Argentine. » Cette indignation, certes liée à la question économique, concerne également la distorsion de concurrence. « Les produits que l’on
voudrait importer n’ont absolument pas les mêmes normes de production qu’en France, en termes de produits phytosanitaires comme d’engagements écologiques », explique l’agriculteur.
Des accords très pénalisants
« Lorsque l’on accepte de signer des accords qui permettent de faire entrer des produits de l’hémisphère Sud sans garantir les mêmes normes de production que les nôtres, on se pose vraiment des questions », lance Grégory Chardon, arboriculteur drômois et membre de la FRSEA (Auvergne-Rhône-Alpes). Pour les arboriculteurs, les accords de libre-échange contredisent les normes et réglementations françaises. « On n’a plus le droit d’utiliser certains produits pour lutter contre la drosophila suzukii, pourtant on importe des cerises de Turquie, qui les utilise ». L’arboriculteur mentionne également les imports de produits d’Espagne, du Maroc, vendus de facto à moindre coût, notamment grâce à une main-d’oeuvre moins onéreuse qu’en France. Les agriculteurs pointent du doigt la concurrence déloyale qui en résulte. Pour Michel Dupeuble, maraîcher à Panissières (Loire), la présence de tels produits sur le marché français impacte à très court terme la production française, mais également la mentalité des consommateurs. « Il n’est pas rare que l’on me demande des tomates ou des fraises à Noël, ou que l’on s’étonne de certains prix, que j’essaie pourtant
de serrer au maximum. Le problème, c’est que les consommateurs comparent l’incomparable, en se faisant avoir avec des prix bas », déplore le maraîcher. En viticulture, la situation est similaire. Ludovic Walbaum, président de la fédération des Vignerons indépendants de l’Ardèche, assure que l’export de vins est primordial et structurant pour la filière. Mais l’import de vins espagnols ou méditerranéens participe également à une concurrence biaisée, « du fait des coûts de production complètement différents, pour des vins de typologie similaire sur des produits d’entrée de gamme. Ce qui entraîne des difficultés de valorisation de produits français d’entrée de gamme, avec une baisse de consommation. Il y a un problème d’organisation des marchés, d’application des normes et des règles, qui devraient être équitables au sein de toutes les filières », assure le vigneron.