ENQUÊTE
Face au climat, une future carte des fruits encore floue

Sécheresses plus intenses, hivers et printemps plus doux, gels moins fréquents mais plus dangereux… Le changement climatique va perturber la production arboricole et potentiellement déplacer des bassins de production. En France, les professionnels misent avant tout sur l’adaptation variétale.

Face au climat, une future carte des fruits encore floue
« On a un fonds génétique important de variétés oubliées qui peut servir à développer des variétés plus adaptées à des hivers plus doux, à des zones plus chaudes et plus sèches », estime Guillaume Charrier de l’Inrae. ©ArchivesAD26

Avec le changement climatique, les cartes de la production européenne vont-elles être redistribuées ? L’Espagne, premier producteur de fruits et légumes en Europe, peut-elle s’affaisser, voire chuter ? La France peut-elle regagner des parts de marché ? Chez les producteurs, le changement climatique est bien là, aux deux frontières de la production. Au nord, des gels moins fréquents mais de plus en plus ravageurs vu les printemps de plus en plus doux, comme en France en avril 2021. Au sud, des besoins en froid moins bien assurés en raison d’hivers plus cléments, un manque d’eau et des canicules.

« Ça fait peur », confie Bruno Darnaud, arboriculteur à La Roche-de-Glun et président de l’AOP pêche et abricot de France. D’autant plus qu’avec des investissements et des choix variétaux à vingt ans et des besoins élevés en eau, les arboriculteurs apparaissent comme parmi les plus exposés au changement climatique. « Pour mettre en place un hectare de cerisiers protégé de la pluie et de la mouche, c’est 100 000 € de capitaux, illustre Bruno Darnaud. Pour un hectare de pêchers non protégé, on était entre 20 000 et 25 000 €. Mais, aujourd’hui, vous plantez davantage d’arbres, vous allez mettre du filet anti-grêle, faire des formes palissées… Grosso modo, vous arrivez entre 40 000 et 50 000 € de capitaux à l’hectare. »

« Pas de ligne de démarcation »

Il n’existe pas de carte précise de la redistribution des bassins de production à trente ans. L’une des difficultés, c’est d’abord le manque de précision de la modélisation climatique. Les scientifiques savent seulement dessiner de grandes tendances. Les espèces méridionales migreront potentiellement vers le nord et en altitude, dans la limite de la contrainte gel. Ainsi, pour Guillaume Charrier, écophysiologiste à l’Inrae de Clermont-Ferrand, implanter des variétés d’abricot et de pomme ayant moins de besoins de froid peut d’ores et déjà être une « piste » pour le sud de la France, notamment en Languedoc-Roussillon.

Mais dessiner une carte précise des potentiels n’est pas chose aisée. À l’instar de la répartition actuelle, « il n’y a pas de ligne de démarcation, souligne Iñaki García de Cortázar, ingénieur de recherche à l’Inrae et directeur du laboratoire Agroclim. Tout se jouera à un niveau local, car chaque zone à son micro-climat. » On sait aussi que le déplacement de zones de production et l’introduction d’espèces seront conditionnés à la qualité du sol, aux coûts du foncier et surtout à l’accès à l’eau qui est « fondamental », martèle le chercheur. Un constat partagé par tous les acteurs. De son côté, Bruno Darnaud estime que les vergers de fruits à noyau non irrigués du sud de la France et de la région Rhône-Alpes « vont disparaître assez rapidement », car le risque de ne pas donner de fruits chaque année sera trop grand. « À mon avis, l’eau sera le point qui va faire basculer un certain nombre
d’espèces », assure-t-il.

Une nouvelle équation de sélection

Mais un facteur pourrait peser lourd et réduire les bouleversements attendus : la sélection variétale. En pêche, les variétés cultivées en Floride pourraient très certainement être implantées sous nos latitudes, selon le chercheur Guillaume Charrier. « En prunes, il y a des variétés qui poussent en région Paca, donc a priori on a un réservoir local. En cerises, il y en a qui poussent en Espagne », ajoute-t-il. Toutefois, il existe toujours un risque que l’adaptation dans un nouveau territoire ne prenne pas. Dans ce cas, de nouvelles variétés peuvent être mises au point. « On a un fonds génétique important de variétés oubliées, qui n’est pas forcément valorisé dans les circuits commerciaux à l’heure actuelle, mais qui peut servir à développer des variétés plus adaptées à des hivers plus doux, à des zones plus chaudes et plus sèches », fait-il remarquer.

Qu’il s’agisse d’une variété existante ou d’une variété nouvelle, « il faut trouver celles qui ont des besoins de froid relativement faibles, pour que la levée de dormance se déroule dans de bonnes conditions ; mais qui ont des besoins de chaleur relativement importants, pour ne pas débourrer et fleurir trop tôt au moment des gelées tardives, explique Guillaume Charrier. Il y a aussi un compromis à trouver entre risque de gelées tardives et stress hydriques, lesquels vont devenir plus récurrents. C’est-à-dire que tout en échappant au risque de gel, il faut que la plante débourre suffisamment tôt pour commencer son cycle de formation des fruits avant d’être dans la période estivale où la ressource en eau est limitée. »

Le poids de l’économie

L’économie a aussi son mot à dire. « Dans quelques années, c’est l’est de l’Europe qui va monter en production : l’Ukraine en sortie de guerre investira très fortement sur du verger car ils sont dans la meilleure zone, la Serbie qui est en pleine montée, l’Albanie qui a priori a des capacités, prédit Christophe Belloc, président du groupe coopératif Blue Whale. Ce n’est pas spécialement à cause du changement climatique mais parce qu’ils vont développer une agriculture alors qu’en France on la détruit », lâche-t-il, pointant notamment les restrictions sur les produits phytosanitaires et les engrais. « Malgré un plan souveraineté dont on salue l’arrivée, pour l’instant on a plutôt eu des contraintes à la production, renchérit Bruno Darnaud. On sait aussi qu’en France, comme en Italie et en Espagne, la main-d’oeuvre risque d’être un frein. »

Résultat, les agriculteurs sont prudents. « Malheureusement, le changement climatique est très chaotique, donc il est compliqué de se dire “Je vais faire ceci, ou cela”…, explique Bruno Darnaud. Imaginez qu’on a un climat qui nous fait geler tous les ans malgré la lutte anti-gel, ça pourrait déclencher une bascule » vers d’autres espèces, comme après le terrible gel de 1956 dans la vallée du Rhône.

Les catastrophes sanitaires ont aussi été vecteur de changement. « Dans la Drôme, on a eu la maladie de la sharka sur les prunus dans les années 2000 à 2010 », raconte Bruno Darnaud, qui se souvient encore de la « violence » des arrachages massifs de parcelles dès que 5 % des arbres étaient touchés. « On faisait 5 000 ha de pêches, aujourd’hui il en reste à peine plus de 1 000. Beaucoup de gens se sont tournés vers le kiwi, la châtaigne, les petits fruits… Ils n’avaient plus le choix. »

L.M.

La France, future reine de la pêche ?
« La recherche sur la dormance et la diminution des besoins de froid est un sujet qui intéresse l’Espagne et sur lequel elle investit beaucoup », assure Iñaki García de Cortázar-Atauri, ingénieur de recherche à l’Inrae. ©ArchivesAD26
ARBORICULTURE

La France, future reine de la pêche ?

Cultiver certains fruits devrait devenir plus facile en France qu’en Espagne. Mais l’Hexagone a beaucoup à apprendre des pratiques de son voisin ibérique, confronté de plein fouet au changement climatique.

La France sera-t-elle gagnante du changement climatique ? Pourrait-elle par exemple détrôner l’Espagne en devenant le premier producteur européen de pêches parce que le climat hexagonal sera plus favorable ? « On aimerait bien ! rit le président de l’AOP pêche et abricot de France, Bruno Darnaud. Ça n’ira peut-être pas jusque-là, mais on se dit que pour faire des fruits à noyau, on n’a pas le climat le plus défavorable. »

Concernant la pêche, l’Espagne a essuyé plusieurs aléas climatiques inhabituels ces dernières années : gel et inondations en 2022 qui ont abouti à la campagne la plus faible de la décennie, et sécheresse en 2023 assortie de fortes restrictions d’irrigation. « L’Espagne a basculé il n’y a pas très longtemps avec un gros gel auquel ils n’étaient pas habitués. Puis ça s’est enchaîné. Ils ont commencé à avoir des petits soucis de canicule, des hivers où il n’y avait pas assez de froid ce qui a provoqué des mises à fleurs pas terribles. Ils sont un peu traumatisés par le fait qu’ils n’arrivent pas à produire autant qu’ils en ont l’habitude », confirme Bruno Darnaud.

« Grande expertise sur l’irrigation »

Est-ce pour autant que les Espagnols se détourneront de certaines espèces ? Rien n’est moins sûr. « La recherche sur la dormance et la diminution des besoins de froid est un sujet qui intéresse l’Espagne et sur lequel elle investit beaucoup », assure Iñaki García de Cortázar-Atauri, ingénieur de recherche à l’Inrae et directeur du laboratoire Agroclim. De plus, l’Espagne est connue pour le développement de vergers en zones semi-arides comme Saragosse et Soria. « On a beaucoup à apprendre de ces pratiques, où la production de pommes ou de cerises profite de chaque goutte d’eau disponible », indique le président du groupe coopératif Blue Whale, Christophe Belloc.

« L’Espagne a de gros problèmes d’accès à l’eau et, dans certains endroits, de salinisation des sols. Mais elle a vraiment développé une très grande expertise sur l’irrigation en contraintes hydriques sévères, et elle a construit des filières, des marchés, mais avec des problématiques environnementales croissantes. À voir si nous voulons nous projeter de la même manière en France », estime de son côté Iñaki García de Cortázar-Atauri.

L.M.

ADAPTATION DES VERGERS / Le réseau Divae n’a pas encore livré ses résultats

En 2014, l’Inrae a créé le réseau d’observatoires de la phénologie Divae. Répartis sur six sites à caractéristiques climatiques différentes (Clermont-Ferrand, Angers, Toulenne, Domaine de Gotheron à Saint-Marcel-lès-Valence, Bellegarde et Maugio), les chercheurs étudient quatre espèces (pommier, abricotier, pêcher, cerisier) pour lesquelles ils ont sélectionné cinq variétés précoces, intermédiaires et tardives. « Le but est de voir comment elles réagissent à des environnements différents et comment cela affecte la floraison et la maturation des fruits, pour in fine sélectionner des traits génétiques avec des améliorateurs », explique l’écophysiologiste Guillaume Charrier.

Dix ans plus tard, il est encore trop tôt pour tirer des enseignements. « Pour l’instant c’est un dispositif support et on n’avait pas forcément beaucoup de personnel pour le faire tourner. Mais maintenant que les arbres sont relativement matures, on entre en phase de valorisation de ce réseau », précise le chercheur.