CHANVRE
Le cannabis de « bien-être », une opportunité pour l’Ardèche ?

Mylène Coste
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Alors que les produits à base de cannabidiol (CBD, cannabis de bien-être) font de plus en plus d’adeptes, des producteurs se saisissent du flou juridique français en matière de production pour cultiver du chanvre afin d’en extraire la molécule de CBD tant convoitée.

Le cannabis de « bien-être », une opportunité pour l’Ardèche ?
Karine Denis et Thomas Gret ont créé en 2017 Sativine, au Teil et visent à atteindre les 9 ha de chanvre en production à l’été 2021.

Elles fleurissent un peu partout, y compris à Privas. Les boutiques qui vendent des tisanes, cosmétiques, e-cigarettes ou encore chocolats contenant du cannabidiol (CDB), molécule issue de la fleur de chanvre, font un carton. Aujourd’hui, plus de 400 sont recensées en France, selon le syndicat professionnel du chanvre (SPC). Mais parmi les produits à l’extrait de CBD, très peu sont Made in France et la grande majorité est importée…

Une réglementation floue et contraignante

Troisième producteur mondial de chanvre derrière la Chine et le Canada, premier en Europe, la France maintient toutefois un flou juridique quant à l’autorisation de cultiver la fleur du chanvre pour l’extraction du CBD. L’arrêté de 1990 sur les stupéfiants mentionne que « sont autorisées la culture, l'importation, l'exportation et l'utilisation industrielle et commerciale (fibres et graines) des variétés de Cannabis sativa L », qui doivent contenir moins de 0,2 % de THC (la molécule psychotrope du cannabis). Cet arrêté a donné lieu à des interprétations restrictives quant à la fleur ; pourtant il n’est nulle part mentionné l’interdiction d’exploiter la feuille et la fleur du chanvre. 

Au Teil, une victoire en justice pour cultiver la fleur de chanvre

C’est cette interprétation restrictive de la loi que Karine Denis et Thomas Gret ont contestée devant les tribunaux. Diplômés de l’Ecole supérieure d’agronomie d’Aix-en-Provence, ils créent en 2017 leur entreprise « Sativine », implantée au Teil, qui transforme et commercialise du chanvre cultivé en Drôme et Ardèche. « Nous travaillons en contrat avec plusieurs producteurs locaux, notamment un agriculteur de Saint-Lager-Bressac ou un autre de Grignan, indique Karine Denis. Nous leur fournissons des semences certifiées par le Gnis, garanties - 0,2 % de THC, en variétés Carmagnola, Dioïca 88, ou encore Férimon. Chaque année, il faut racheter des semences pour ne pas voir grimper le taux de THC. » 

500 kg de chanvres saisis…puis rendus

Mais après leur première vente en 2017, Karine Denis et Thomas Gret sont interpelés par la Brigade de gendarmerie du Teil, qui leur saisit 500 kg de « têtes » de chanvre. Après de multiples démarches, ils réussissent toutefois à prouver qu’ils n’ont pas enfreint la loi. « Nous nous sommes -entre autres- notamment appuyés sur la Convention unique sur les stupéfiants de 1961, ratifiée par la France en 1968, qui stipule clairement que seul le cannabis, à savoir le chanvre indien, est considéré comme un stupéfiant, et non pas les variétés qui sont produites en France. Dans la hiérarchie des normes juridiques, cette convention internationale prévaut sur la réglementation française qui, elle, reste floue », explique Thomas Gret. Au terme d’une bataille juridique de deux ans, la Justice donne raison aux deux entrepreneurs ardéchois et leur rend leurs 500 kg de chanvre… Un véritable cas d’école qui fait aujourd’hui jurisprudence. Sativine a donc pu reprendre le cours de ses activités, contrairement à certains producteurs qui ont pu être condamnés.

Des ventes qui explosent

Karine Denis et Thomas Gret accompagnent les agriculteurs dans leurs itinéraires techniques (irrigation, conduite de culture) pour obtenir la meilleure qualité possible. « La récolte a lieu entre juin et octobre puis les plantes sont séchées dans des séchoirs à tabac durant environ 3 semaines, précise Thomas Gret. Nous les vendons en brut dans des sachets, pour diverses utilisations : tisanes, sirops, préparation de cosmétiques, chocolaterie, vapotage, aromathérapie... » Sativine vend ses produits via son site Internet, des boutiques et bureaux de tabac (Montélimar) et des revendeurs à l’étranger. Cette année, les ventes ont explosé, et la demande devrait poursuivre son essor.

Une culture aux nombreux avantages

« La culture du chanvre en bio est assez simple, mais pour avoir une bonne qualité, il convient de privilégier les meilleures terres, avec une possibilité d’irrigation ponctuelle », souligne Karine Denis. Outre le prix (La Sativine rémunère les producteurs de 1000 à 2000 € l’hectare en fonction de la qualité), le chanvre est une excellente tête de rotation qui demande peu d’eau et aucun produit phytosanitaire.

Seule difficulté : « Certains producteurs ont été dénoncés auprès de la gendarmerie par des voisins : la fleur du chanvre, ressemble beaucoup au cannabis, et les gendarmes ne savent pas toujours faire la différence. Malheureusement, cela peut conduire à des accusations encourant des peines lourdes », insiste Thomas Gret. Certains producteurs connaissent des problèmes de vols, par des consommateurs peu scrupuleux qui croient trouver là du cannabis à fumer… 

Vers une évolution de la réglementation française ?

La réglementation européenne autorise l’utilisation de la plante entière du chanvre (à moins de 0,2% de THC) et sa commercialisation. Aujourd’hui, 21 pays de l’Union européenne autorisent le cannabis thérapeutique et de bien-être, mais la France reste à l’écart et entretient un flou juridique. 

Les choses pourraient cependant évoluer. Un rapport parlementaire, publié mercredi 10 février, appelle à sortir d’une situation jugée « quasiment ubuesque » et plaide pour l’adoption d’une règlementation plus souple sur le cannabis « bien-être ». Selon ce rapport, le CBD est « la victime collatérale de l'approche essentiellement sécuritaire du cannabis dans notre pays » et souffre d’une confusion avec le cannabis « stupéfiant ». Les auteurs de ce rapport demandent « l'autorisation de la culture, de l'importation, de l'exportation et de l'utilisation de toutes les parties de la plante de chanvre à des fins industrielles et commerciales, y compris la fleur ». 

Mylène Coste

« Des essais en plein champ plutôt concluants »

QUESTIONS À / Nathalie Fichaux, directrice d’Interchanvre (interprofession du chanvre). 

Où en est-on aujourd’hui de la réglementation ?

Nathalie Fichaux : « Pour l’heure, la récolte de la fleur de chanvre reste bel et bien interdite. Les producteurs qui vont à l’encontre de cette interdiction risquent donc des sanctions. Toutefois, le Premier ministre a chargé la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), de réévaluer l’arrêté de 1990 encadrant la production de chanvre, avec l’objectif de faire évoluer la loi avant le mois de juin. La récolte de la fleur de cannabis devrait donc bientôt être autorisée, ce qui serait un premier pas vers la production de CBD en France. »

Des expérimentations ont-elles été menées ?

N.F. : « Pour le cannabis thérapeutique, l’Agence nationale du médicament (ANSM) nous a autorisé à faire une expérimentation de culture de la fleur de chanvre. Deux essais en plein champ ont été réalisés dans l’Aube et en Normandie. Ces essais visent notamment à qualifier les matières premières au stade floraison. En effet, alors que la tige, la chènevotte et les graines de chanvre se récoltent traditionnellement en septembre, la fleur est récoltée dès le mois d’août. L’expérimentation visait donc à voir si la paille et la chènevotte, même récoltées précocement, pouvaient être valorisée. Cela semble être le cas pour la chènevotte, mais pas pour la fibre qui nécessite une maturité un peu plus élevée. Nous allons donc poursuivre les essais avec une récolte de la fleur légèrement plus tardive. Par ailleurs, du côté de la fleur, les essais ont été concluants avec un taux de CBD élevé et un faible taux de THC (0,04%). Récolter la fleur, c’est aussi renoncer à la graine : il faut donc s’assurer que la plus-value apportée par la commercialisation de la fleur soit équivalente voire supérieure à celle apportée par la graine. »

Vous appelez toutefois les producteurs à la prudence…

N.F. : « Notre but est de créer de la valeur ajoutée dans la filière, et tant qu’il n’y a pas d’autorisation, nous incitons les producteurs à ne pas investir pour la production de cannabidiol. Plusieurs incertitudes demeurent : nous ne savons pas ce qui sera ou non autorisé (culture de plein champ ? sous serre ?) ni ce qu’il en sera des débouchés. Le but est d’harmoniser la législation française avec celle de l’UE, ce qui signifie aussi que la production, comme la commercialisation, devraient être très encadrées. Il y a donc un risque de constituer des stocks. De manière générale, c’est un sujet complexe, sachant que la France est à la fois le premier pays européen producteur de chanvre et le premier pays consommateur de cannabis récréatif. »

Propos recueillis par M.C.

CBD, THC, kézako ?
Un culture de chanvre dans la Drôme.

CBD, THC, kézako ?

Le CBD (cannabidiol) est une molécule extraite de la fleur de chanvre qui aurait des vertus relaxantes. Elle diffère du THC (tétrahydrocannabinol), molécule psychotrope du cannabis, à l’effet « planant ». Dans le droit européen, le CBD n’est pas classé comme stupéfiant, et la fleur de chanvre peut être librement commercialisée à condition de ne pas dépasser 0,2 % de THC.

À Privas, le magasin Natural Store vend des produits contenant du CBD, mais peu viennent de France, sinon des Pays-Bas, d'Allemagne et d'autres pays européens.

DRÔME / Des fromages au CBD, la reconversion de Nathalie Pagé

DRÔME / Des fromages au CBD, la reconversion de Nathalie Pagé

Installée à Bouvières à la Ferme du Faucon, Nathalie Pagé a élevé des chèvres durant près de 20 ans, avec son époux. Aujourd’hui seule à la tête de l’exploitation, elle a décidé d’abandonner l’élevage caprin fromager devenu trop pénible et contraignant. « S’occuper des chèvres demande d’être présent 7 jours sur 7. Avec le chanvre, c’est différent. J’ai davantage de souplesse dans mon organisation et le travail est moins physique. » C’est ainsi que l’éleveuse s’est lancée dans la culture du chanvre en 2016.

Elle cultive aujourd’hui près d’un hectare de chanvre. « Avec mes quelques années d’expérience, j’ai réussi à en améliorer la qualité. J’utilise des semences de variété Dioïca 88, garantie -0,2 % de THC, et cultive tout en bio. J’irrigue mes cultures durant l’été, de juin à septembre, jusqu’à la récolte qui a lieu entre septembre et octobre. » L’an dernier, elle en a récolté près de 1700 plants dont elle extrait le CBD. « Tout est transformé dans mon labo à la ferme : cosmétiques, huiles, gâteaux, tisane, baume à lèvres… Il y a en a pour tous les goûts », explique Nathalie Pagé. Sur les marchés de Crest et de Die, elle a déjà trouvé son public.