Roger le Guen : « Il faut recréer le lien entre agriculture et alimentation »

Comment comprendre le rapport des Français et l’agriculture? Entretien avec Roger le Guen, sociologue et professeur émérite à l’Ecole supérieure d’agronomie d’Angers, qui était l’invité de la FDSEA lors de son 74e congrès.

Roger le Guen
Roger le Guen

L’agriculture alimente débats et crispations dans la société. Comment l’expliquer ?

Roger le Guen : « L’agriculture renvoie à de nombreux enjeux qui sont au cœur de la société : l’alimentation, la santé, l’économie, le bien-être animal, ou encore l’environnement, qui suscitent autant d’intérêt que de peurs. La défiance que l’on observe envers l’agriculture s’exprime dans ces autres champs : par exemple, de plus en plus de Français remettent en cause les vaccins. L’agriculture est aussi perçue comme étant à la merci d’un petit nombre d’industriels et distributeurs qui opèreraient avec opacité. Une impression renforcée par les scandales sanitaires (vache folle, fipronil…). »

Les agriculteurs sont donc davantage perçus comme victimes que comme responsables ?

R.L.G : « Tout à fait. Contrairement à ce que croient de nombreux agriculteurs, les enquêtes d’opinion montrent en fait une grande sympathie des Français à leur égard. Les ¾ d’entre eux disent faire confiance aux agriculteurs, 60 à 70 % d’entre eux les considèrent comme modernes, 50 % à 80 % les voient comme respectueux de leur santé et de l’environnement. Les images positives dominent, notamment parmi les plus jeunes.

En revanche, l’agriculture est vue comme dominée par de grands groupes, peu rémunératrice, standardisée, soumise aux agrofournisseurs qui imposeraient des risques pour la santé et l’environnement. D’où l’intérêt croissant des Français pour l’agriculture biologique et les circuits courts.

Quel rôle attribuer aux médias dans l’agribashing ?

R.L.G : « Il faut prendre au sérieux les images sociétales véhiculées sur l’agriculture. Toutefois, il convient de ne pas accorder aux médias l’importance qu’ils n’ont pas. La méfiance des Français envers les journalistes n’a jamais été aussi grande. »

Comment analyser les rapports entre ruraux et urbains ?

R.L.G. : « Lors de mes enquêtes, contrairement à ce que l’on peut penser, j’ai observé que les ruraux en avaient une vision de l’agriculture plus négative que les citadins venus s’installer à la campagne. Chez eux, elle renvoie parfois à un passé douloureux, à la vie difficile qu’avaient leurs parents. »

Vous parlez d’une déconnexion entre l’agriculture et l’alimentation.

R.L.G. : « C’est en effet ce qui, je crois, doit préoccuper le monde agricole. On peut l’expliquer d’une part par la consommation croissante de produits transformés : le consommateur ne voit plus le produit, ni son origine ! La soumission de l’agriculture au marché mondial a provoqué une déconnexion entre l’agriculture française et l’alimentation des Français, faite de nombreux produits importés. D’autre part, on attribue à l’activité agricole de nouvelles finalités, en matière d’énergies renouvelables : méthanisation, biocarburants, photovoltaïque au sol… qui font concurrence à la finalité alimentaire première de l’agriculture. Les agriculteurs doivent remettre l’alimentation au cœur du débat, réexpliquer leur rôle, aider le consommateur à faire le lien du champ à l’assiette. »

Le modèle de la GMS1 serait donc obsolète face aux nouvelles attentes sociétales ?

R.L.G : « On observe en effet un développement des magasins de producteurs, magasins spécialisés et de vente directe, au détriment du modèle des hypermarchés. Attention, cela ne signifie pas la fin des grandes surfaces ! Celle-ci ont des ressources, et tentent de s’emparer de ces nouvelles demandes : ouvertures de petits « supers » en centre-villes, livraison à domicile, développement du bio industriel. 

L’autre phénomène à prendre au sérieux est l’arrivée de nouveaux acteurs et notamment des « Gafa2 » dans l’agriculture, le commerce alimentaire et la santé humaine. »

Vous évoquez notamment les ambitions d’Amazon.

R.L.G : « Amazon ambitionne en effet de maîtriser non seulement la filière agrobiologique, mais aussi les liens entre agriculture et commerce alimentaire. Aux Etats-Unis, l’entreprise court-circuite les intermédiaires traditionnels en livrant directement des produits frais et locaux aux consommateurs. Une idée qui séduisante, mais non-dénuée d’enjeux :  gardons en tête qu’Amazon est l’un des leaders du commerce mondiale de données. L’autre risque est de créer une nouvelle dépendance des producteurs vis-à-vis d’à Amazon en les privant de la maîtrise des prix et des marges. »

Cela soulève aussi la question de la souveraineté alimentaire…

R.L.G. : « C’est en effet une question cruciale que l’Union européenne aurait tout intérêt à se poser. Aujourd’hui, plus de la moitié des volumes de poulets standards sont importés, alors que nous étions excédentaires il y a 20 ans. Il me semble fondamental de trouver des mécanismes de maîtrise de l’offre et de ne pas abandonner cette question aux marché international : notre sécurité alimentaire ne doit pas dépendre de cargos d’importation ! Les produits agricoles sont d’ailleurs utilisés comme arme géopolitique par les grandes puissances : la Russie a par exemple bloqué ses importations européennes dans le conflit sur la Crimée, tandis que les Etats-Unis utilisent l’aide alimentaire pour garder la main sur certains alliés. »

Dans ce contexte, quels sont les moyens d’action des agriculteurs ?

R.L.G : « Les agriculteurs ont été relégués à la seule production, ils doivent aujourd’hui reprendre la main sur la distribution et la commercialisation. Cette rénovation des filières doit se faire avec les organisations professionnelles, les politiques, mais aussi et surtout avec les consommateurs. On peut citer des exemples concrets comme la marque « C’est qui le patron ? ». Le lien entre agriculteurs et consommateurs doit être replacé au centre. »

Propos recueillis par Mylène Coste

  1. Grande et moyenne surface.
  2. Google, Apple, Facebook, Amazon.

Roger le Guen sur les mutations du monde agricole