EAU
Le casse-tête de l’irrigation collective

Les réseaux collectifs sont des outils de plus en plus complexes à gérer pour les irrigants. La hausse prochaine du prix de l’énergie n’arrange rien.

Le casse-tête de l’irrigation collective

Les cerises des terrasses d’Empurany, le maïs de la plaine de Toulaud, les pêches du bassin annonéen ou encore les raisins des collines de Lussas… Toutes ces cultures ont été implantées grâce à l’irrigation, à partir des années 70. En 2022, tous s’accordent à le dire, l’arrosage n’est plus une option. Particulièrement dans les vergers. « Ici on ne peut pas s’en passer », témoigne Marc Duclaux, président de l’Asa de Vert qui gère un barrage de 380 000 m3 en Nord-Ardèche. Comme la majorité des irrigants à Vernosc-lès-Annonay et Talencieux, il est arboriculteur. Cette année, sans l’eau du lac, il n’aurait jamais pu amener ses fruits à maturation.

Mais désormais, les arboriculteurs ne sont plus les seuls à dépendre de l’eau. En année sèche, les éleveurs en ont aussi besoin pour constituer leur stock de fourrage et les maraîchers, de plus en plus nombreux à s’installer, toquent aussi à la porte de l’Asa de Vert.

Une condition au maintien de l’agriculture

L’histoire est la même à 50 km de là, à Empurany. Avec l’arrivée du barrage, en 1995, les cultures concentrées sur les bords de rivière sont progressivement montées en altitude, et les pompages du Doux – en déficit structurel - ont été remplacés par des prélèvements dans le barrage.

Conséquence directe du changement climatique : l’arrosage commence plus tôt dans la saison et termine plus tard, sans parler du gel tardif dont les conséquences peuvent être limitées par l’aspersion.  « L’objectif n’est pas de faire un rendement exceptionnel mais au moins de sécuriser les revenus », précise Didier Bourgeac, président de l’Asa de Lussas, en Sud-Ardèche. Pour lui, le stockage en hiver est essentiel pour garder des agriculteurs sur le territoire. « Il faut que le métier soit économiquement attrayant pour que des jeunes s’installent. Il en va de notre sécurité alimentaire ! »

Le prix de la sécurité

Mais l’accès à l’eau a un prix. Surtout quand il s’agit de stockage en altitude. Outre l’entretien, c’est surtout la sécurisation des barrages qui pèse sur les finances des Asa. En fonction de leurs caractéristiques, ces infrastructures doivent répondre à des normes. Normes qui, elles aussi, ont tendance à se renforcer pour faire face aux risques accrus d’évènements extrêmes.

À Lussas, par exemple, des travaux de sécurisation sont en cours pour pouvoir faire face à une crue d’intensité exceptionnelle1. Parmi les aménagements : butte de remblais surélevée, évacuateur de crue et sonde connectée et enfin, un curage réalisé prochainement pour récupérer la pleine capacité du lac. « Aujourd’hui cette installation reste une charge très abordable mais avec les travaux de mise aux normes il va falloir augmenter les prix », souligne Didier Bourgeac.

En termes de coût, l’Asa de Lussas fait figure d’exception. Installé en altitude, son ouvrage de stockage permet d’acheminer l’eau par gravitation sur les 300 hectares de terres irriguées, sans avoir recours à l’électricité.

L’irrigation remise en question

C’est justement ce coût de l’énergie qui inquiète les irrigants. À Toulaud, commune proche de la vallée du Rhône, une pompe de relevage permet d'acheminer l'eau de la nappe du Rhône jusqu'au réservoir, 200 mètres plus haut. Le président de l'Asa, Philippe Léorat, est abasourdi. Quelques jours plus tôt, le fournisseur d’électricité de l'Asa a appelé pour lui proposer un renouvellement de contrat avec un tarif multiplié par 5, à minima. Appliqué à une consommation saisonnière moyenne, le coût de l’électricité pour l’Asa passerait de 40 000 à 200 000 euros. 

« On ouvre l’eau au premier avril, explique le président. D’ici là on va demander d’autres devis, voir comment on peut faire… » Pour lui, une telle hausse ne pourra jamais être absorbée par les adhérents. Mais sans eau, certaines cultures devront être abandonnées, au moins le temps d’une saison. « Si on ne peut pas arroser en 2023 ça mettra mon exploitation en péril », annonce d’emblée Christian Brunel, vice-président de l’Asa de Toulaud. La partie irriguée ne représente qu’un quart de son exploitation, mais c’est aussi la partie la plus rentable : entre 15 et 20 hectares de maïs grain et semences.

Des Asa prises en otage

À Empurany, l’Asa de l’Oasis connaît la même situation. Face à une facture d’électricité qui devait être multipliée par 5, le bureau a choisi d’attendre le printemps pour souscrire un nouveau contrat. « On ne fait que repousser les problèmes », s’inquiète Fabien Rousset, le président de l'Asa.

Une chaîne de problèmes qui semble aujourd’hui insoluble… Sans électricité, pas d’irrigation, sans irrigation, pas de revenu. Pourtant, quoi qu’il arrive, l’Asa devra s’acquitter de ses charges fixes. Que les stations de pompage fonctionnent ou non, les propriétaires des parcelles de l’Asa devront de toute façon payer l’entretien du barrage. « On a déjà du mal à se mettre aux normes aujourd’hui », déplore le président, découragé. « Suite à la visite annuelle, on nous a parlé de défaut à corriger mais on en n’a pas les moyens ! »

« Les Asa assurent un service essentiel pour irriguer et optimiser l’usage de l’eau entre les agriculteurs », rappelle Philippe Léorat. Pourtant, face aux contraintes qui se multiplient, le président de l’Asa de Toulaud se sent pris en otage.

Pauline De Deus

[1]Le risque est défini à partir d’une probabilité allant de 1/10 à 1/10 000 selon les infrastructures. Le barrage de Lussas, en l’occurrence, doit être dimensionné pour faire face à une crue ayant une probabilité de 1/3000 de se produire. C’est-à-dire une crue qui revient, en moyenne, tous les 3000 ans.

Une Asa, c’est quoi ?

Pilier de l’irrigation française, les premières Asa (associations syndicales autorisées) ont été créées il y a plus d’un demi-siècle. C’est sous cette forme juridique que l’irrigation sous-pression s’est développée à partir des années 60. Entre 1970 et 2000, grâce aux subventions de la Pac, les surfaces irriguées ont triplé en France.

En 2015, un rapport du gouvernement évaluait à environ 1700 à 2000, le nombre d’Asa dédiées à l’irrigation en dans le pays. En Ardèche, elles sont une cinquantaine et regroupent la moitié des irrigants du territoire (les autres disposant d’installations individuelles).

Des parcelles affiliées

Ces associations regroupent l’ensemble des propriétaires sur le périmètre de l’Asa. Les propriétaires des parcelles paient une cotisation à l’hectare et un prix en fonction des m3 d’eau utilisés.

Ainsi, si une personne vend un terrain sur le périmètre d’une Asa le nouveau propriétaire en sera adhérent d’office et devra s’acquitter de la cotisation qu’il utilise ou non l’eau du réseau. Dans de nombreux cas, suite à des changements d’usage des sols, des particuliers habitent sur la zone sont devenus adhérents aux côtés des agriculteurs.

Ces associations ont, par ailleurs, la particularité d’être considérées comme des établissements publics, ce qui implique un suivi de leur comptabilité par le trésor public. Les services d’une secrétaires sont bien souvent nécessaires aux Asa afin de gérer cet aspect administratif complexe.

Chiffre : 8500 ha

Il s’agit de la surface irriguées en Ardèche, soit environ 7 % de la SAU (surface agricole utile). Un niveau comparable à la moyenne nationale. Mais dans certains départements comme la Drôme, la part de surfaces irriguées dépasse 20 % des SAU. Cet écart s’explique notamment par un accès limité à la ressource en eau sur le territoire ardéchois où les nappes phréatiques sont rares.

RETENUES D'EAU

Stocker au profit de l'environnement

Face aux enjeux actuels, les ouvrages de stockage peuvent être vus, tantôt comme une solution, tantôt comme un problème. Mais la réalité est plus complexe. Si les retenues peuvent perturber le cycle de l’eau, elles peuvent aussi bénéficier à l’environnement.

À Lussas, chaque année, l’eau du barrage est relâchée après l’été pour anticiper les crues de l’automne. La retenue permet ainsi de limiter les inondations. En période sèche elle est aussi mobilisée en cas d'incendie. Cet été, les pompiers ont utilisé cette eau pour tenter de stopper les flammes qui ont brûlé 1200 ha de végétation. 

Mais ces bénéfices ne se font pas, pour autant, au détriment du milieu aquatique. Situé sur l’Auzon, ce barrage est équipé d’un système de mesure en amont permettant de libérer, en aval, le débit naturel de la rivière, en particulier en période sèche. Cela fait d’ailleurs partie des conditions pour créer un stockage, comme le spécifie le protocole ardéchois concernant les retenues d’eau signé en 2021.

S'adapter sans aggraver

Pour les retenues déjà installées, l’enjeu est de maintenir voire d’améliorer le stockage en prévision des chaleurs et des fortes précipitations à venir. Dans cette optique, en Nord-Ardèche, l’Asa du ruisseau de Vert envisage un maillage avec l’Asa du Chatelet qui pompe dans la nappe du Rhône. « L’idée serait de pouvoir compléter l’eau du lac en période de fortes pluviométries ou de crues », explique Marc Duclaux, président de l’Asa de Vert.

Si ce projet semble essentiel pour l’irrigation de la zone dans les prochaines décennies, Marc Duclaux insiste aussi sur les évolutions techniques : des systèmes permettant d’arrêter l’arrosage en cas de vent, des tensiomètres pour arroser les arbres au bon moment ou encore la recherche et l’adaptation des cultures. Autant de solutions qu’il faut explorer pour parvenir à s’adapter au changement climatique sans le renforcer.

PDD