À Voiron, en Isère, les caves de Chartreuse accueillent les visiteurs dans une scénographie entièrement recomposée et proposent une plongée dans mille ans d’histoire.

Les sept vies de la liqueur de Chartreuse
Les caves de Chartreuse mesurent 164 m de long, ce qui en font les plus longues au monde. © Pascal Flamant

La cave la plus longue au monde a rouvert ses portes à la visite en juin 2022 après deux ans de travaux. À Voiron, les caves de Chartreuse sont redevenues un haut lieu touristique après que la production a été transférée à la nouvelle distillerie d’Aiguenoires, à Entre-Deux-Guiers, en 2018. Pas toute la production parce que reste le fameux Foudre 147, dont la liqueur est commercialisée depuis 2019. Cet assemblage de liqueurs jaune et verte est la seule cuvée vieillie à Voiron et portant encore cette mention. Les Pères Chartreux se sont installés à Voiron en 1936 après la destruction de la distillerie de Fourvoirie, suite à un éboulement. Ils y sont restés jusqu’en 2017. Le site vieillissant, situé en centre-ville, était devenu inadapté à la production de liqueur. Mais ses 25 000 m2 réhabilités sous la houlette de l’agence d’architecture Barillot (Ain) en font désormais un vaste espace touristique et culturel. Il a même obtenu le label de « site touristique emblématique d’Auvergne-Rhône-Alpes », insiste Émilie Salvi, la responsable du site. La Région a en effet investi 2 millions d’euros dans ce chantier de requalification sur un montant total de 5 millions d’euros.

Le manuscrit secret

Le résultat est à la hauteur des ambitions avec des espaces dédiés à l’accueil, au bar à cocktail et à la boutique ainsi qu’une muséographie entièrement recomposée. Là où une seule salle accueillait une quarantaine d’objets, le nouvel itinéraire chemine à travers 1 000 m2 d’espaces où sont exposées 1 200 pièces patrimoniales originales. Maquettes, cartes, tableaux, livres, photos, bouteilles, affiches et objets de toutes natures ont été rassemblés et mis en scène avec l’aide de l’agence de communication historique Les Bâtisseurs de mémoire.

« Tout est vrai, du XVIIe siècle à 2023 », déclare Mélisande Gil, la guide. Seul manque le manuscrit que le maréchal d’Estrée remit aux moines Chartreux à Vauvert en 1605, avec la liste secrète des 130 plantes de l’élixir de longue vie. Il est conservé en lieu sûr à la maison mère, le monastère de la Grande Chartreuse à Saint-Pierre-de-Chartreuse, apprend-on. C’est ici qu’en 1764 est officiellement créé l’élixir végétal. Il titre alors à 71°, de quoi guérir tous les maux. Le visiteur chemine ainsi entre portraits et vues de la Grande chartreuse, découvre la salle des plantes et la pharmacie, « là où tout se passe ».

La production commerciale de l’élixir fait suite à l’épisode du manuscrit disparu pendant 40 ans. Pour payer le tribut demandé, puis le rembourser, les moines font appel en 1835 aux banques et aux laïcs de la vallée.

En 1840, les chartreuses jaune et verte sont mises au point. « Mais le bruit des alambics entache le silence », commente la guide. Les moines, dont 90 % du temps est dédié à la spiritualité, décident de déménager la production de la Grande Chartreuse, à Fourvoirie. Lorsque le site est détruit en 1935, pas moins de trois millions de cols sont produits chaque année.

Sept distilleries

La visite s’attarde sur les liens entre consommation de la liqueur et développement du tourisme. La bourgeoisie est ciblée, le train lui permet de venir dans les Alpes et d’en apprécier ses produits. La liqueur s’exporte jusqu’à la cour du Tsar Nicolas II. Mais les lois de 1903 sur les associations et de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État chassent les moines de la Chartreuse. On suit alors l’itinéraire des Pères distillateurs qui se réfugient à Tarragone en Espagne, où la Chartreuse sera produite jusqu’en 1989. Ils sont de retour en France à Marseille dans l’entre-deux-guerres, en 1921, et réintègrent le site de Fourvoirie, mais pour peu de temps, de 1932 à 1935. Au terme de trois jours d’éboulement, les foudres récupérés sont roulés jusqu’à Voiron, cartes postales à l’appui. S’ils sont toujours calés aujourd’hui sur le côté, c’est qu’il a fallu les basculer pour franchir les portes de la cave ! L’ensemble de la production sera recentré à Voiron en 1989. La septième et dernière distillerie est celle d’Aiguenoire, en service depuis 2018.

Les couleurs du terroir

Après l’histoire, place à la société de consommation. La dernière partie de l’exposition est consacrée à la folie promotionnelle qui a pu accompagner l’élixir. La Chartreuse est partout : cendriers, menus, goodies en tout genre, jusqu’aux protège-cahiers et buvards utilisés par les écoliers. Elle s’affiche sur les pistes de ski, aux JO de 68 et de 92 et, sur le site de Voiron, de charmantes hôtesses toutes de vert vêtues promènent les visiteurs dans le saint des saints. « Dans les années quatre-vingt, les ventes sont en chute libre », commente la guide. Pour reconquérir un public jeune, la Chartreuse se glisse dans le créneau des cocktails. « Il n’a jamais été produit autant de Chartreuse que ces dix dernières années », explique encore la guide. Les cuvées spéciales se multiplient : Jaune MOF en 2008, 9e centenaire en 1984 (900 ans de l’ordre des Chartreux), Foudre 147 en 2019 etc.

Il est alors temps de faire un tour dans la cave de 164 m de long où les foudres et leurs mystérieuses étiquettes sont restés à la même place depuis 1935. Seuls deux moines sont détenteurs de la recette et goûtent les cuvées jusqu’à ce qu’ils estiment leur vieillissement achevé. Ils ne voyagent jamais ensemble et ne descendent plus que très rarement à Voiron où ne reste que le Foudre 147. Ce sont eux qui préparent la mouture. Fleur, tige, feuille, racine : quelle partie des 130 plantes choisissent-ils ? Toute la fabrication s’opère à Aiguenoire, distillats, assemblages et vieillissement. La liqueur jaune, plus scintillante, ou la verte, moins liquoreuse, ont donné leurs couleurs à leur terroir. 

Isabelle Doucet

La production annuelle de Chartreuse (toutes liqueurs confondues) s’élève à 1,2 million de litres, soit 1,6 million de bouteilles par an. © Pascal Flamant
Pourquoi les Chartreux ont dit stop ?
L’herboristerie est au cœur de l’activité des Chartreux. © Pascal Flamant

Pourquoi les Chartreux ont dit stop ?

La nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre à travers la planète après qu’Emmanuel Delafon, le PDG de Chartreuse diffusion, a annoncé dans la presse que les moines Chartreux avaient décidé de ne plus augmenter leur production. « Les volumes sont déjà énormes : 40 tonnes de plantes par an, 1,6 million de bouteilles », explique le responsable. « C’est un choix d’avenir, profondément juste. Cela veut simplement dire, que ce que l’on a suffi aux communautés ». Il estime que cet engagement à contre-courant peut être « inspirant pour beaucoup ! » Chartreuse diffusion choisit donc « de se rapprocher de ses marchés historiques : la France, l’Europe du Nord, les États-Unis », poursuit Emmanuel Delafon, se laissant toute latitude « de choisir avec qui travailler et pas seulement en se basant sur des critères de valorisation et de finances, mais dans le respect du vivant et de la nature ». Ce repositionnement puise son sens dans le maintien de l’ordre monastique, alors même que c’est « quelque chose qui pourrait paraître inutile », mais « lorsqu’on déguste une liqueur, il y a une part d’éternité ! » glisse Emmanuel Delafon.

Place à l’herboristerie

Les moines Chartreux portent cette réflexion depuis 2019. « Après le confinement, on savait que l’on ne poursuivrait pas la course », déclare encore Emmanuel Delafon. Même si la pression est énorme, « les Chartreux doivent rester les plus grands des petits ». Le virage pris est celui de l’herboristerie.
La fabrication des tisanes a été lancée en décembre 2022 avec quatre parfums différents, en vrac et en sachet. Une nouvelle société, Chartreuse herboristerie, a été créée pour cette activité. « L’objectif est de remettre de l’activité dans les monastères, indique Émilie Salvi. C’est un nouveau moyen de subsistance. » Les plantations sont en cours et les Chartreux se chargeront de toute la chaîne de production : culture, cueillette, séchage et conditionnement. Ce plan de développement de PPAM, basé sur l’herboristerie, la cosmétique et la phytothérapie, devrait être achevé en 2030. D’ici là, les Chartreux font appel à des sous-traitants pour la mise en valeur de leurs terres, comme pour l’achat de matières premières. 

EN CHIFFRES

La liqueur de Chartreuse

• La production annuelle, toutes liqueurs confondues, s’élève à 1,2 million de litres, soit 1,6 million de bouteilles par an. 

• La verte représente 60 % des ventes. Elle titre à 55°, tandis que la jaune titre à 43° (20 % des ventes) et l’élixir végétal à 69° (5 % des ventes). Le reste des ventes sont des cuvées spéciales.

• Le conditionnement se fait exclusivement en mignonnettes, flasques, bouteilles de 35 cl, 70 cl, 1 litre et jéroboam de 3 l. 

• Chartreuse diffusion emploie 80 salariés (production à Aiguenoire, fonctions support et tourisme à Voiron).

• Son chiffre d’affaires est de 30 millions d’euros dont 50 % réalisé à l’export. 

Visiter les caves de Chartreuse

À Voiron, les caves sont ouvertes 363 jours par an, de 10 h à 18 h 30. Elles sont fermées le 25 décembre et le 1er janvier. 

L’entrée est désormais payante : 12 € plein tarif et 9 € tarifs réduit. 

Il n’y a que des visites guidées, assorties d’une dégustation finale. Réservation conseillée.

À partir du mois d’avril, il est possible de coupler sa visite avec celle du musée de la Correrie à la Grande Chartreuse à Saint-Pierre-en-Chartreuse (18 €). 

Les couleurs vert et jaune ont donné leur identité au territoire de la Chartreuse. © Pascal Flamant