CRISE AGRICOLE
Le feu n’est pas éteint, la mobilisation pourrait repartir

À la suite de deux semaines de mobilisations agricoles partout en France, le gouvernement a annoncé une longue liste de mesures et de promesses. Mais pour Arnaud Rousseau, président de la FNSEA, peu de choses se concrétisent dans les cours de ferme. Alors que le Salon de l’agriculture arrive à grand pas, FNSEA et JA remettent la pression sur le gouvernement. Le feu n’est pas éteint et les agriculteurs confient avoir la capacité de s’organiser afin que les mobilisations reprennent.

Le feu n’est pas éteint, la mobilisation pourrait repartir
Les agriculteurs qui se sont mobilisés pendant une dizaine de jours s’impatientent. La mise en place des mesures annoncées ne va pas assez vite. ©EA71
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Jean Viard. ©Hélène Degans

Directeur de recherche au CNRS à Sciences Po Paris, sociologue et auteur de L’Archipel paysan, la fin de la république agricole, Jean Viard décrypte le mouvement qui a agité le monde agricole ces dernières semaines.

Cette mobilisation nationale peut-elle être qualifiée d’inédite ?
Jean Viard : « Je ne la trouve pas extrêmement inédite, puisque des grandes jacqueries paysannes ont déjà existé auparavant. Ce qu’il faut comprendre, c’est que les paysans sont peu nombreux, ils ne possèdent donc plus beaucoup de poids politique et ceux qui pensent l’agriculture ne sont pas agriculteurs. Dès lors, la seule façon de se faire entendre passe par la manifestation. »

Selon vous, quelles problématiques liées au secteur agricole doivent être au cœur des inquiétudes du gouvernement ?

J. V. : « L’élément le plus urgent est d’avoir les mêmes normes dans toute l’Europe. Il faudrait une nouvelle politique agricole commune agroécologique. Dire aux paysans que leur métier est un métier d’avenir est tout à fait vrai, puisque nous vivons une révolution industrielle du vivant. Dorénavant, le vivant est utilisé pour régénérer la planète et est placé au centre afin de capter du carbone. C’est une nouvelle révolution. Mais pour l’instant, personne ne la porte. Les agriculteurs sont pourtant ceux qui connaissent le mieux le travail avec la nature et le vivant. Je suis persuadé qu’il faudrait une France avec 600 000 exploitations répondant à des normes européennes standardisées et à des objectifs de marge, et non de chiffre d’affaires. Dans un second temps, il serait nécessaire de diminuer le nombre de fonctionnaires liés au secteur agricole, puisque beaucoup de décisions se jouent à Bruxelles, et de les transférer plutôt dans l’Éducation nationale, qui manque d’enseignants. Enfin, l’État français veut imposer des normes plus vite que l’Union européenne, afin de montrer qu’il est plus écolo que les autres… Ce qui revient à tuer les fermes françaises pour faire de l’affichage. Il faut se battre pour un libre-échange écologique en refusant d’importer une vache brésilienne bourrée d’antibiotiques et trois fois plus impactante en pollution qu’une vache française. »

In fine, ces manifestations ont-elles réellement profité aux agriculteurs ?

J. V. : « Oui, puisque des taxes vont être supprimées et que le respect de la loi Égalim va être davantage contrôlé. Mais cela ne changera pas tout. Le monde agricole doit davantage s’organiser, sous la forme de magasins de producteurs notamment. Prenez le cas des AOP beaufort ou encore comté : les producteurs intègrent leurs coûts, négocient et gèrent la marque en commun. La logique est la même pour le cognac. Si le marché public était entièrement acheté auprès de coopératives, cela changerait beaucoup de choses. Des modèles de fermes qui servent exclusivement à nourrir les collèges d’une collectivité existent déjà. Les enfants s’y rendent également afin de comprendre la saisonnalité des produits et sont au contact des agriculteurs. L’État pourrait déjà se fixer un objectif de 30 000 fermes sous contrat avec une collectivité locale. »

Les réponses apportées ont-elles été à la hauteur des attentes ?

J. V. : « L’incendie a été éteint, mais d’autres questions subsistent, comme celle de la succession. La France est composée de 480 000 fermes qui valent de plus en plus cher. Leurs propriétaires passent leur vie à la rembourser, puis les enfants ne peuvent plus en hériter puisque les parts à racheter à ses frères et sœurs sont trop importantes. Enfin, il ne faut pas oublier que notre société est celle du temps libre. Or, 80 % des femmes d’agriculteurs ne sont pas agricultrices. Elles ont un tout autre travail et elles n’ont pas épousé un agriculteur pour hériter d’un champ ou se lever à 2 heures du matin pour faire vêler une vache. Les professionnels les plus sujets au suicide sont donc les éleveurs célibataires. C’est la filière qui a le plus besoin de transformation. »

L’agriculture est-elle devenue un domaine d’activité de plus en plus incertain ?

J. V. : « L’agriculture est, par définition, un métier d’incertitudes : les professionnels ne connaissent jamais à l’avance la météo, les maladies et les comportements des marchés. Ces incertitudes sont renforcées par le réchauffement climatique. L’originalité de la France, c’est d’avoir mis le projet agricole au centre du collectif à partir de la Révolution, en privilégiant les petites exploitations propriétaires, plutôt que l’agrandissement des bailleurs. Après la Commune de Paris (1870-1871, NDLR), il a été demandé aux paysans d’être des chefs de famille républicains, tandis que le pays se nourrissait grâce à ses colonies. L’objectif était que chacun ait assez d’enfants pour qu’ils se marient entre voisins et échangent leurs terres. Une fois le régime des colonies terminé, le général de Gaulle a fait le choix de garder 500 000 fermes sur les 3 millions déjà existantes. Les mots d’ordre étaient alors de nourrir la France, d’agrandir les exploitations et de former les jeunes pour qu’ils gagnent de l’argent. Les maisons ont été coupées en deux, afin d’accueillir un logement pour les parents et l’autre pour le jeune couple successeur. Faire de la modernité familiale un outil social a très bien fonctionné, puisque la France est devenue indépendante sur le plan alimentaire. Mais ce modèle a évolué sur plusieurs aspects, dont le rapport à la chimie. Dans les années 1960, un agriculteur ne savait pas que ces produits étaient dangereux. Dorénavant, nous réduisons ces intrants agricoles, tout en étant dans la mondialisation. »

Propos recueillis par Léa Rochon


 

La FNSEA accentue la pression sur le gouvernement
Arnaud Rousseau, président de la FNSEA, estime que le gouvernement n’est pas dans le bon tempo en réponse aux mobilisations syndicales. ©Capture ecran
SYNDICAT

La FNSEA accentue la pression sur le gouvernement

Invité de BFMTV le 11 février et de la Matinale de France Info le 12 février, le président de la FNSEA, Arnaud Rousseau, a exprimé son impatience. Quelques avancées ont pu être réalisées mais le gros du travail reste à faire.

« Il faut maintenant que les ministres descendent dans la soute. » Tel est l’avertissement lancé par le président de la FNSEA, Arnaud Rousseau, qui constate que le gouvernement ne tient pas le calendrier auquel il avait promis de s’astreindre. « On n’est pas dans le bon tempo. Depuis dix jours, je n’ai pas vu le ministre de l’Agriculture ni le Premier ministre (…) Les annonces, on les veut avant le Salon de l’agriculture », s’est exprimé, Arnaud Rousseau au micro de BFMTV le 11 février. S’il reconnaît que sur le terrain les réunions entre les préfectures et les représentants FDSEA et JA se passent « relativement bien », il ne voit aucune impulsion sur le plan national. Il se dit inquiet de n’avoir eu aucune perspective concrète sur de nombreux sujets comme le plan Écophyto, la superposition des zonages, ou encore le plan Élevage. « Nous n’avons pas eu le début du commencement d’une réunion ou d’un coup de fil » sur ce sujet, a-t-il indiqué. « On sent même quelques freins se mettre en place dans l’administration, et ce n’est pas tenable », a-t-il indiqué au Parisien (édition du 11 février). Exigeant un point d’étape toutes les 48 heures, il a annoncé qu’à l’initiative des
syndicats locaux, des actions allaient être menées, notamment en direction des grandes surfaces, pour contrôler que la matière première agricole est bien prise en compte dans les prix affichés par la grande distribution.

Le calendrier précisé

Le projet de loi d’orientation pour l’agriculture devrait être soumis au Conseil d’État « avant la fin du mois de février », a indiqué le cabinet du ministre de l’Agriculture le 12 février. Alors que la FNSEA a dit son inquiétude sur le calendrier de concrétisation des récentes annonces gouvernementales, le ministère de l’Agriculture a réaffirmé l’objectif d’adopter la loi au premier semestre 2024. Par ailleurs, selon l’entourage du ministre, plusieurs concertations vont démarrer dans les prochains jours. L’une d’elles s’inscrira dans le cadre du « mois de la simplification », démarche pour laquelle l’ensemble des préfets ont rencontré les syndicats au niveau départemental. La concertation est également « relancée » sur le plan de souveraineté élevage, « dans une logique de renforcement », afin d’aboutir « d’ici le Salon de l’agriculture ». Enfin, le ministère a annoncé la tenue prochaine de deux réunions : un comité de suivi des négociations commerciales lundi 19 février, et un Groupe national loup afin de finaliser le Plan loup 2024-2029. Enfin, comme chaque année avant le Salon de l’agriculture, Emmanuel Macron rencontrera l’ensemble des syndicats agricoles. Le mardi 13 février, Arnaud Rousseau et Arnaud Gaillot, président de JA, ont été reçus à Matignon par le Premier ministre, Gabriel Attal et Marc Fesneau, le ministre de l‘Agriculture. « Si les résultats ne sont pas à la hauteur des espérances au moment du Salon de l’agriculture, on reviendra », a assuré Arnaud Rousseau.

Actuagri et Agrafil

 

Jongler entre manifestation et gestion d’une exploitation
Fanny Ducrey, éleveuse dans le Jura, a fait le déplacement jusqu’au blocage de Villefranche-sur-Saône (Rhône), tandis que son mari a géré le cheptel et s’est occupé de leur fils de 4 ans et demi. ©Léa Rochon/Apasec
TÉMOIGNAGES

Jongler entre manifestation et gestion d’une exploitation

Entre les mises bas, la traite, les préparations des champs pour les semis du printemps et la gestion des tâches administratives… il n’est pas toujours évident de rajouter une manifestation d’ampleur à son emploi du temps. Plusieurs éleveurs de la région témoignent sur leur organisation.

« Je sors du congrès de la Fédération nationale bovine (FNB), et pour certains, la mobilisation leur a coûté un ou deux veaux, faute de présence pour le vêlage. » Hugo Danancher fait partie de ces nombreux agriculteurs mobilisés lors des dernières manifestations qui ont paralysé une grande partie des autoroutes du territoire. Habitant de l’Ain, il avait choisi de se rendre sur le blocage de l’A6, à Tournus (Saône-et-Loire). Pour l’éleveur, pas de mauvaise surprise, son cheptel n’était pas en période de vêlage. Pour autant, la fatigue accumulée est bien présente. « C’était une semaine intense, car mon père de soixante-dix ans, souvent présent sur la ferme, était en vacances, et mon apprenti à l’école. » Le représentant syndical a donc dû jongler entre des heures passées sur le blocage et le travail à la ferme. « Forcément, il y a des tâches administratives que l’on repousse… Je n’ai pas ouvert la boîte aux lettres pendant toute une semaine ! » Au-delà de cette priorisation, l’éleveur évoque surtout la charge qui a incombé à sa compagne. « J’ai un petit garçon de dix-sept mois, la gestion quotidienne de la famille a donc été beaucoup sur les épaules de la maman. » Dans la famille Ducrey, c’est la maman qui s’est déplacée jusqu’au blocage de l’A6, au péage de Villefranche-sur-Saône (Rhône). Éleveuse dans le Jura en Gaec avec son mari, Fanny n’a pas hésité une seconde à se mobiliser durant plusieurs jours, sans rentrer chez elle. « J’ai un petit garçon de quatre ans et demi et là, nous préparons
son avenir. » Pour son compagnon, resté sur l’exploitation avec le petit, la traite de leurs soixante vaches laitières démarrait plus tôt et finissait plus tard le soir. « Heureusement, nous avons une super voisine qui est très présente, mais sinon, on se débrouille ! Vous savez, les agriculteurs n’aiment jamais vraiment dépendre de quelqu’un… » Quant à envisager le service de remplacement ? « C’est bien, mais cela a un coût, nous le prenons seulement lorsque nous partons en vacances une semaine par an. »

L’importance des salariés

Également installée en Gaec avec son mari dans l’Ain et maman de trois enfants, Delphine Richard a décidé de se mobiliser une journée jusqu’au péage de Villefranche-sur-Saône. « Ce jour-là, nous avions notre salarié, c’est d’ailleurs pour cela que je suis partie… À la maison, c’est moi qui gère les papiers, j’ai l’impression de ne faire que ça et de délaisser nos vaches laitières ! » Pour Damien Brunet, éleveur caprin au nord de la Drôme et président de la filière, pouvoir compter sur ses deux salariés en période de chevrotage a également été un grand soulagement. « Sur ce plan-là, c’était une année cool, puisque les mises bas étaient étalées, mais ça a permis qu’il y ait toujours une présence sur les exploitations et sur les blocages. Des systèmes de rotation avec des créneaux de 6 heures ont été mis en place : tout le monde a pu dormir ou s’organiser pour que le travail sur les exploitations puisse se faire. » À la question : et si c’était à refaire ? Tous répondent qu’ils seraient de nouveau présents. « Nous étions beaucoup moins fatigués le vendredi en partant, qu’au début du blocage, assure Damien Brunet. Nous avons compris ce qu’il fallait mettre en place pour que ça fonctionne. » Les nombreux élans de solidarité de la population et les moments de convivialité partagés sur les blocages n’y sont certainement pas pour rien non plus. À l’image de Sandy Bougret, une jeune aide-soignante venue avec son bambin des confins de l’Ain jusque dans le Rhône, afin de soutenir son amie éleveuse.

Léa Rochon

RÉACTION / Jérémy Decerle : « Plus de patriotisme alimentaire »
Jérémy Decerle, agriculteur en Saône-et-Loire et eurodéputé. ©MBalfin

RÉACTION / Jérémy Decerle : « Plus de patriotisme alimentaire »

Jérémy Decerle eurodéputé depuis let 2019, a entre autres participé ntier de la nouvelle programation de la Pac dont il se montre plutôt satisfait et dont il tient à défaire certains raccourcis : « Nous avons essayé, et je pense que l’on n’a pas trop mal réussi, à conserver une dimension économique avec un niveau d’aide directe assez stable pour ne pas trop secouer les exploitations. Quand on entend que 80 % des aides vont à 20 % des agriculteurs, ce n’est pas vrai. L’autre aspect de cette Pac, c’est la dimension environnementale que l’on a voulu davantage axer sur des objectifs de résultats et un peu moins sur des objectifs de moyens. » L’eurodéputé évoque les changements en cours sur les conditions d’attribution des aides. « Auparavant elles étaient intégralement indexées sur la surface, dès lors qu’une personne avait un lopin de terre elle pouvait toucher des aides Pac. Nous, nous avons demandé qu’elles soient plutôt conditionnées au travail des agriculteurs. Ça avance et on est train de transformer l’essai. »

Une crise peut en cacher une autre

En réponse aux récentes mobilisations, Jérémy Decerle a ainsi appelé à plus de « patriotisme alimentaire ». Une crise peut en cacher une autre, et derrière la crise agricole, c’est celle de la reconnaissance de toute une profession qu’il dénonce. Questionné sur les réelles marges de manœuvre du gouvernement pour faire appliquer les annonces de Gabriel Attal qui seraient du ressort européen, Jérémy Decerle salue, bon gré mal gré, le recours inédit aux préfets pour garantir leur mise en place. Il le concède toutefois volontiers, les règles du jeu à Bruxelles ne sont pas les siennes. Indifférent aux « oppositions stériles entre institutions européennes », l’eurodéputé n’en est pas moins critique à l’encontre de la Commission européenne qu’il juge trop empreinte d’élitisme et déconnectée des réalités. « La problématique vient de la Commission européenne, c’est elle qui écrit les textes. On ne peut pas signer d’une main le Green deal et de l’autre le Mercosur », s’indigne-t-il. Jérémy Decerle le répète, il veut en changer « l’état d’esprit et les règles ». Jérémy Decerle est d’abord un élu au service de la profession, hostile à l’opposition des modèles agricoles. Avec une verve teintée de bon sens paysan, il s’en porte garant, les agriculteurs ont toujours suivi le mouvement, mais trop, c’esttrop,s’insurge-t-il face au florilège de normes environnementalistes détachées de pragmatisme. C’est avec le même ton acerbe qu’il s’en prend aux « hurluberlus écologistes » : « Ce sont eux qui nous font du mal. Il y a un manque de pragmatisme. On ne fait pas de la monoculture de maïs pour se faire plaisir. On le fait parce qu’il y a une demande, il y a une économie derrière, des gens et des animaux qui mangent ! » Jérémy Decerle n’a pas hésité à voter contre l’accord de libre-échange avec la Nouvelle-Zélande. Et de concéder : « Je considérais cette fois-ci que l’agriculture n’était pas bien traitée ».

Margaux Balfin